La CJUE illustre de nouveau l'intérêt transfrontalier certain et les méfaits d'un achat trop ciblé
Le niveau de précision des spécifications techniques demandé dans une procédure de marché public est encadré par le droit européen et par les droits nationaux, mais il continue d’alimenter le contentieux. La Cour de justice de l’Union européenne en a donné une illustration dans un arrêt du 16 avril 2015, à l’occasion d’une question préjudicielle posée par le juge roumain. La question portait sur la validité de l’appréciation des spécifications techniques de l’objet du marché par référence à un produit d’une certaine marque commerciale dont la production a cessé. Le juge a saisi l’occasion d’élargir la notion d’intérêt transfrontalier certain et de préciser les règles qui président à la détermination des spécifications techniques.
En l’espèce, le pouvoir adjudicateur souhaitait acheter du matériel informatique, pour moins de 60 000 € en indiquant à la fois la puissance et la marque des processeurs souhaités, mais pas leur génération. Or, sous le même nom et avec la même fréquence, ce ne sont pas moins de 3 générations de processeurs qui existent.
Un candidat offrait des processeurs à fréquence plus élevés mais d’une génération différente. Son offre est rejetée, de même que ses recours, car les performances ne sont pas considérées comme suffisantes par le pouvoir adjudicateur. Le juge national de première instance confirme ce raisonnement de l’acheteur public, mais le juge d’appel transmet la question au juge de l’Union.
D’office, la CJUE soulève les règles de recevabilité d’un recours, au regard de la directive marchés publics de 2004. En effet, ses stipulations ne s’imposent aux systèmes juridiques des États membres qu’au-delà des seuils prévus en son article 7. La nouvelle directive « marchés publics » limite également son applicabilité à un nouveau seuil par son article 4. Mais, comme l’indique la jurisprudence constante de la CJUE en la matière, le droit de la commande publique de l’Union s’applique en-deçà de ces seuils à des marchés publics nationaux s’ils ont un « caractère transfrontalier certain » (CJUE, 13 novembre 2007, Commission c/ Irlande, aff. C-507/03). L’appréciation de l’existence d’un « intérêt transfrontalier certain » est effectuée de manière concrète par le juge. Il peut s’agir du montant estimatif du marché, de sa technicité ou même de son emplacement géographique (CJUE, 15 mai 2008, SECAP SpA, aff. C-147/06).
Le cas d’espèce offre, à cet égard, une nouvelle illustration d’un « intérêt transfrontalier certain ». La cour relève qu’en l’occurrence, « malgré la faible valeur du marché et l’absence d’explication de la part de la juridiction de renvoi, il convient de constater que le marché en cause au principal pourrait présenter un intérêt transfrontalier certain, eu égard aux éléments factuels de l’affaire au principal, en particulier le fait que cette affaire porte sur la fourniture de systèmes et de matériels informatiques avec un processeur de référence d’une marque internationale. » La marque demandée pour l’objet du marché, « ou équivalent », devient un des indices d’un marché à dimension européenne qui est soumis à des règles plus strictes.
Le point de fond de la question préjudicielle est également rectifié par la CJUE. En effet, pour le juge de l’Union, il ne s’agit pas de juger l’appréciation d’une offre dont l’objet n’est plus produit, mais au contraire, « de savoir si un pouvoir adjudicateur qui a défini une spécification technique par référence à un produit d’une marque déterminée peut, en cas de cessation de la fabrication de ce dernier produit, modifier cette spécification en se référant au produit comparable de la même marque qui est désormais fabriqué, dont les caractéristiques sont différentes. »
En reposant correctement les termes de la question, le juge y répond déjà : la modification implicite d’une spécification technique en cours de marché, pour y substituer des caractéristiques différentes, est une violation des principes communautaires d’égalité de traitement, de non‑discrimination et de transparence. Pour le cas d'espèce, « il est indifférent, à cet égard, que l’élément auquel se réfère cette spécification soit ou non toujours fabriqué ou disponible sur le marché. »
Le non respect des règles européennes par cette procédure tient plus de la mauvaise construction des modalités de sélection des offres que d’une volonté d’écarter des candidats irrégulièrement. Ce type de risque existe également en droit français, malgré le moindre potentiel de « déviance » si les dispositions de l’article 53 du code sont suivies.
Cet arrêt de la CJUE illustre les dangers portés par une vision « cible » de l’achat : à trop chercher une prestation précise, des prestations acceptables sont écartées irrégulièrement. Les stipulations de la nouvelle directive à cet égard, dont l’esprit est très proche de celui de l’article 53 du code. Dans la version de 2004 de la directive, le choix de l'offre économiquement la plus avantageuse n'était qu'une option alors qu'elle devient une obligation dans la version de 2014. Cette disposition permettra d’offrir aux procédures à intérêt transfrontalier certain la recherche d’une offre économiquement la plus avantageuse, dans toute sa diversité, et non pas une offre telle que l’acheteur se l’était imaginée.
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