Liberté de l’acheteur et protection des candidats, valeurs cardinales du rejet d’une offre anormalement basse
Le rejet d’une offre anormalement basse est toujours un exercice délicat, mais le Conseil d’État vient de rendre un arrêt rassurant à la fois les pouvoirs adjudicateurs et les candidats.
À l’origine de l’affaire, un département avait lancé une procédure d’appel d’offres en vue de la passation d’un marché de maîtrise d'œuvre pour la mise en accessibilité des collèges publics et des bâtiments départementaux. Au cours de la procédure de sélection des offres, le pouvoir adjudicateur a informé l'un des candidats que son offre lui paraissait anormalement basse et l’a invité, conformément aux dispositions de l’article 55 du Code des marchés publics, à lui communiquer des précisions utiles et propres à justifier le prix indiqué.
Le candidat, une agence d’architecture, a avancé deux éléments. « Sa longue expérience » tout d’abord, ce qui laisse présumer des gains de compétitivité et ainsi une baisse de prix. « Le contexte économique difficile » d’autre part, ce qui souligne que le candidat est prêt à faire beaucoup de concessions pour obtenir le marché. Le pouvoir adjudicateur n’a pas jugé ces informations suffisantes et a rejeté l’offre comme anormalement basse. Le candidat a alors saisi le juge du référé précontractuel en dernier recours afin de voir la procédure de passation être annulée. En première instance, le juge lui donne raison … mais voit son raisonnement être entièrement annulé par le Conseil d’État.
Les juges du Palais-Royal constatent deux anomalies procédurales dans la décision du juge du fond. Le premier point qu’ils relèvent porte sur l’exigence de motivation du rejet d’une offre anormalement basse. Pour le juge du référé précontractuel, ne pas demander « les modalités de réalisation de la prestation de service proposée » constitue un manquement à l’obligation de demander des précisions. Or, le Conseil d’État, dans la droite ligne du raisonnement tenu à l’occasion de l’arrêt Corse du Sud du 1er mars 2012, affirme que le contrôle du juge du référé précontractuel se limite au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. Le juge n’a pas à demander au pouvoir adjudicateur plus de formalités que celles énoncées à l’article 55 du code.
L’élément nouveau réside ailleurs : il est possible de motiver la décision de rejet d’une offre anormalement basse, y compris en cours d’instance ! En l’espèce, le département n’avait pas motivé sa décision de rejet de l’offre au moment du rejet. Le candidat évincé avait alors saisi le juge du fond en invoquant en cela un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence. Le Conseil d’État rappelle qu’à cet égard, le manquement est bien constitué. En revanche, puisque l’objet de l’obligation de motivation est de permettre la contestation utile du rejet de l’offre par le candidat, tant que cette contestation est rendue possible à temps, et ainsi, y compris en cours d’instance, alors le manquement est purgé. En statuant différemment, le juge du fond a commis une erreur de droit, ce qui entraîne la nullité de sa décision. Après avoir cassé et annulé sur deux motifs différents, le Conseil d’État évoque l’affaire et juge au fond. Par un considérant très bref, car se limitant au contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation, le juge considère que le pouvoir adjudicateur a eu raison d’écarter cette offre en considérant que « la longue expérience et le contexte économique difficile » ne justifiait pas suffisamment le prix proposé.
Cet arrêt appelle deux observations.
Les pouvoirs adjudicateurs pourront se réjouir de voir confortée leur liberté de choix, fondée sur un pouvoir discrétionnaire mais non arbitraire de choix des offres (voir le focus en deux parties, « Critères de sélection des offres : transparence contre pouvoir discrétionnaire ? », publié dans les Lettres Légibase Marchés publics nos 4 et 5). Écarter une offre anormalement basse peut se faire dès lors que les précisions apportées ne permettent pas de justifier la faiblesse du prix… charge au pouvoir adjudicateur d’en apprécier la réalité, tout en s’assurant de la transparence de sa procédure. Ce dernier élément est néanmoins perçu de manière souple, puisque régularisable en cours d’instance.
Les candidats pourront également être satisfaits. Car, en permettant au pouvoir adjudicateur d’écarter facilement une offre au prix anormalement bas, le juge fait passer un message clair : l’offre retenue doit être la plus économiquement avantageuse… et pas nécessairement la moins disante sur le critère du prix. Si les montants des marchés doivent rester compétitifs, la crise n’est pas un motif pour que les candidats bradent leurs savoir-faire !
Sources :
- CE, 29 octobre 2013, Département du Gard, n° 371233
- CMP, art. 53 et 55
- CE, 1er mars 2012, Département de la Corse du Sud, n° 354159
- « Critères de sélection des offres : transparence contre pouvoir discrétionnaire ? (première partie) » – La Lettre Légibase Marchés publics n° 4
- « Critères de sélection des offres : transparence contre pouvoir discrétionnaire ? (deuxième partie) » – La Lettre Légibase Marchés publics n° 5