Montant prévisionnel du marché et chiffre d’affaires exigé des candidats : les liaisons dangereuses
La détermination des besoins relève du pouvoir discrétionnaire de l’acheteur public, mais son montant prévisionnel doit tout de même être évalué de manière sincère et raisonnable. Nul n’étant devin, ce montant prévisionnel peut toutefois se révéler très différent du montant des offres, ce qui n’est pas sans conséquence sur la validité des procédures de passation. Le Conseil d’État a jugé, le 13 juin 2016, que les exigences pour la sélection des candidats devaient être adaptées au montant réel des marchés, sans toutefois éclairer les pouvoirs adjudicateurs sur l’articulation de ce principe avec le respect des procédures selon les seuils des marchés.
La conjonction de trois règles est à la source du problème soulevé par le juge dans son arrêt du 13 juin : la libre détermination des besoins (CMP, art. 5 ; Ord. n° 2015-899, 23 juill. 2015, art. 30), la bonne fixation du montant du marché pour en fixer les seuils (Ord. n° 2015-899, 23 juill. 2015, art. 42) et le chiffre d’affaires minimum pour pouvoir être candidat (A., 28 août 2006 ; A., 29 mars 2016).
L’acheteur est libre de déterminer ses besoins comme il l’entend : cette règle est quasiment tautologique en matière de commande publique puisqu’un marché n’est qu’un outil pour répondre aux besoins des personnes publiques. Toutefois, le montant du marché en lui-même répond à des règles précises car en découle la détermination des procédures à adopter. Mais comment le fixer ? Le Conseil d’État considère, de jurisprudence constante et régulièrement appliquée par les juges du fond, que le pouvoir adjudicateur doit avoir procédé initialement à une évaluation sincère et raisonnable du montant du marché. Appréciée in concreto par le juge, cette condition donne aux pouvoirs adjudicateurs une latitude certaine pour déterminer la procédure à appliquer, dans le respect des principes fondamentaux de la liberté d’accès, de l’égalité de traitement et de transparence des procédures.
Or, le montant estimatif du marché a une influence en matière de sélection du candidat. L’arrêté du 28 août 2006, applicable aux marchés dont la procédure a été lancée avant le 1er avril 2016, tout comme celui du 29 mars 2016 applicable à ceux lancés à compter de cette date, permettent aux pouvoirs adjudicateurs de demander aux candidats une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires concernant les fournitures, services ou travaux objet du marché, réalisés au cours des trois derniers exercices disponibles. Un chiffre d’affaires minimum peut être demandé afin de s’assurer que le candidat sera en mesure de porter le marché jusqu’à la réception. L’esprit de cette règle est le même qu’en matière de contrôle de l’offre anormalement basse, qui ne vise pas à encadrer la concurrence mais bien à s’assurer que les candidats pourront remplir leurs obligations contractuelles.
Dans le cas d’espèce sur lequel s’est penché le Conseil d’État le 13 juin 2016, le pouvoir adjudicateur avait estimé son besoin à un montant de 200 000 € hors taxes et les candidats devaient justifier « d’un chiffre d'affaires annuel minimal égal à deux fois le montant estimé des prestations annuelles faisant l'objet du marché, soit 400 000 euros hors taxes ». Si cette exigence est conforme aux dispositions de l’arrêté du 28 août 2006, elle doit se fonder sur une évaluation sincère et raisonnable.
Les offres présentées par les candidats avaient pourtant des montants bien inférieurs au montant estimatif. Si aucun n’a contesté utilement les procédures de passation utilisées, qui s’avèrent très lourdes par rapport à la réalité financière des prestations, le fait que le pouvoir adjudicateur, avec l’approbation du juge du fond (par une substitution de motifs), ait fondé l’exclusion du candidat sur son manque de capacités financières est censuré par le juge du Palais Royal. Il considère en effet que le pouvoir adjudicateur commet une erreur manifeste d’appréciation en fixant un montant sans mesure avec la réalité : dès lors, il ne pouvait légalement soumettre les candidats à une exigence de chiffre d’affaires aussi élevée. Tel n’aurait pas été le cas si les offres avaient été anormalement basses.
Le juge remet en lumière une incertitude évidente pour les pouvoirs adjudicateurs : comment fixer le montant des marchés, dont découlent les règles de sélection des candidats et des offres, sans commettre une erreur manifeste d’appréciation ? La réponse se trouve peut-être dans les nouvelles règles des marchés publics. En recourant à la méthode du sourcing, encouragée par l’article 41 de l’ordonnance du 23 juillet 2015, les pouvoirs adjudicateurs pourront fonder leur appréciation souveraine du montant sur des éléments concrets, devant lesquels le juge ne pourra que se plier.
Sources :
- CE, 13 juin 2016, Société Latitudes, n° 396403
- CE, 17 sept. 2014, Société Delta Process, n° 378722
- CE, 14 mars 1997, Préfet des Pyrénées-Orientales, n° 170319
- CMP, art. 5 (abrogé)
- Arrêté du 28 août 2006 fixant la liste des renseignements et des documents pouvant être demandés aux candidats aux marchés passés par les pouvoirs adjudicateurs (abrogé)
- Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015
- Arrêté du 29 mars 2016 fixant la liste des renseignements et des documents pouvant être demandés aux candidats aux marchés publics
Lire également :
- « Le "sourcing" des marchés publics » − La Lettre Légibase Marchés publics n° 127
- « L'offre anormalement basse, bien la définir pour bien l'écarter » − La Lettre Légibase Marchés publics n° 112