« La notion de commande publique recouvre des enjeux politiques très importants »
Un certain nombre de règles bien définies encadrent l’achat public. D’abord la traduction juridique de priorités nationales, puis d’enjeux européens et, aujourd’hui, tentative de réponses à une économie mondialisée et aux urgences politiques, ce cadre de la commande publique évolue. On fait le point avec Olivier Giannoni, directeur juridique de l'Union des groupements d'achat public, enseignant à l'université Panthéon-Assas et auteur de l’ouvrage Stratégie et techniques de l’achat public.
Dans quel contexte s’est formée la notion de commande publique et quels sont ses derniers fondements juridiques ?
En France, la question de la commande publique et de son efficacité est liée à la naissance de l’État. Les premiers textes évoquant « l’État qui achète », datent de Saint-Louis1. Versailles est notamment un exemple de commande publique avec une visée de démonstration du savoir-faire français. Si l’on raisonne sur une période plus récente de l’histoire française, les dernières évolutions sont principalement liées à la construction de l’Union européenne. Cela fonctionne en réalité comme une sédimentation : nous avons d’abord une couche française, fondée sur des décisions du Conseil d’État du début du xxe siècle, qui a pour priorité d’assurer la continuité du service public (théorie de l’imprévision, bien de retour). Les directives européennes s’ajoutent à partir des années 90. Ces dernières inscrivent la commande publique dans la construction du marché unique européen et dans la question de libre concurrence et de la liberté d’accès à la commande publique par tous les opérateurs économiques. Elles transposent en particulier l’accord avec l’OMC sur les marchés publics (AMP2), qui pousse à l’ouverture des marchés. Ceci explique les règles de publicité, de mise en concurrence et de non-discrimination entre opérateurs économiques qu’ils soient français, européens ou en provenance d’un pays membre de l’accord OMC précité.
Comment s’articulent les notions de commande publique et de centrale d’achat public ?
La commande publique c’est l’acte d’acheter par des personnes ou des entités qui sont directement ou indirectement contrôlées par des personnes publiques, ou financées par des deniers publics. La centrale d’achat est quant à elle un acheteur public comme un autre mais qui, de par ses règles de fonctionnement, peut acheter pour le compte de plusieurs acheteurs publics.
L’une des premières centrales d’achat formalisées en France, par une loi n°59-869 du 22 juillet 1959, est l’Économat des armées. Son objectif est de rassembler les achats des armées sur certains secteurs (denrées alimentaires, restauration collective, gestion des camps). Nous avons là le début d’une organisation en centrale d’achat, avec une entité juridique qui va acheter pour le compte d’autres entités juridiques et, pour ce faire, procéder à une massification. L’Économat des armées est un Epic (établissement public à caractère commercial) et c’est sur ce même fondement juridique que l’UGAP (Union des groupements d'achats publics) a pu être créée en 1985.
La possibilité de déroger aux règles de publicité et de mise en concurrence lorsque l’on a recours aux services d’une centrale d’achat est apparu plus tardivement dans la règlementation européenne avec la directive marché public de 2004. Cette reconnaissance a été rendue nécessaire par une décision du Conseil d’État qui estimait que les règles spécifiques prévues pour l’UGAP dans le Code des marchés publics étaient contraires au droit communautaire existant.
Cette reconnaissance laisse toutefois une marge de manœuvre importante aux États membres, qui peuvent rendre le recours aux centrales d’achats obligatoire ou non. En France, il existe une grande liberté, de ce point de vue, puisqu’une centrale d’achat peut être constituée sur un segment d’achat spécifique ou pour une zone géographique définie. Les statuts juridiques des centrales d’achats sont aussi très diversifiés : association, GIP ou établissement public. Une collectivité territoriale peut aussi décider de réaliser cette activité sans créer de structure spécifique.
Quel est le poids de la commande publique dans une économie nationale ?
Au niveau de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), on estime que 12% du PIB est consacré à la commande publique3. Elle représente en moyenne 14% environ du PIB de l’Union européenne et peut monter jusqu’à 30% dans certains pays d’Amérique latine.
La guerre en Ukraine est un exemple d’actualité internationale impactant concrètement la commande publique, ses règles et son application. Pouvez-vous expliquer comment ?
La notion de commande publique recouvre des enjeux politiques très importants. L’exemple le plus récent effectivement : depuis le règlement européen n°2022/328 du 22 février 2022, il n’est plus possible d’attribuer ou d’exécuter de marché public ou de concession avec une entité contrôlée directement ou indirectement par des intérêts russes. Cela implique de faire une recherche sur le contrôle du capital d’une entreprise, qui peut avoir parfois jusqu’à 5 niveaux de participations capitalistiques. L’interpénétration des économies rend la mise en place de ces mesures protectrices particulièrement difficile. En mettant en œuvre cette nouvelle obligation, on s’est aperçu qu’un certain nombre de PME françaises étaient contrôlées à des degrés divers par des fonds d’investissement… chinois. On arrive donc à une situation paradoxale dans laquelle l’un des objectifs de la commande publique est de favoriser les PME alors que, concrètement, on peut se retrouver à favoriser des fonds d’investissement étrangers.
En dehors des évolutions juridiques, bien souvent liées aux contextes politiques et internationaux, quelles sont les marges de manœuvre, en France, pour améliorer l’efficacité de la commande publique ?
Si l’on se compare – par exemple – aux États-Unis ou à la Corée, nous avons encore des avancées à faire sur les données et la numérisation de la commande publique. Aux États-Unis, les informations sur les achats réalisés par les acheteurs publics fédéraux sont beaucoup plus précises et structurées. En Corée, leader sur la numérisation et du système d’information, la démarche de la commande publique est dématérialisée et très accessible pour les acheteurs publics. En France, un effort a été fait avec la mise en place de Chorus (le système d’exécution budgétaire) et de Place (plate-forme de publication des procédures des contrats de la commande publique), mais nous avons encore des progrès à réaliser. Le plan de la transformation numérique de la commande publique mené par le ministère des Finances porte de grands espoirs. Rappelons qu’il comprend cinq axes déclinés en 19 actions : l’axe n° 1 concerne la gouvernance, l’axe n° 2 est relatif à la simplification, l’axe n° 3 est dédié à l’interopérabilité, tandis que les axes nos 4 et 5 portent sur la transparence et l’archivage.
1 Ordonnance de 1256 dans laquelle Saint Louis commande à ses officiers de jurer qu’ils adjugeront tous les contrats d’exploitation du domaine royal en les vendant au meilleur profit.
2https://www.wto.org/french/tratop_f/gproc_f/gp_gpa_f.htm
3Commande publique - OCDE (oecd.org)