« Aujourd’hui il y a beaucoup de remise en cause des contrats pour assurer le maintien des marchés publics »

L’inflation actuelle qui touche de nombreux secteurs n’épargne pas les marchés publics. Si l’utilisation des clauses de révision de prix constitue toujours la solution de base, l’ampleur des augmentations constatées dans la situation actuelle et les ruptures d’approvisionnement obligent l’acheteur public à faire preuve de créativité. Olivier Giannoni, directeur juridique de l’UGAP (union des groupements d’achats publics) évoque les outils existants pour faire évoluer les contrats et trouver des solutions face à des situations inédites.

 

Propos recueillis par Éléonore Bohn

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Quels sont les secteurs les plus touchés par la révision des prix sur les marchés publics ?

Secteur de l’énergie et théorie de l’imprévision

Le premier secteur le plus immédiatement touché, c’est l’énergie. En effet, les marchés de gaz et de pétrole déjà orientés à la hausse depuis l’automne 2021 en raison d’un déséquilibre entre l’offre et la demande ont atteint des niveaux inégalés après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Les sanctions internationales renforcent le déséquilibre. Pour exemple, le prix du gaz a atteint environ 90 €/MWh contre 70€/ MWh avant le début du conflit.

En général, l’achat d’énergie se déroule en deux temps : la conclusion du contrat d’approvisionnement est réalisée à partir de volumes estimatifs de consommation qui sont acquis par le fournisseur sur le marché à terme. Tandis que l’ajustement à la consommation réelle des sites au jour le jour est réalisé par l’approvisionnement sur les bourses de l’énergie à court terme. Théoriquement, l’aléa économique qui résulte de l’ajustement journalier est assumé par le fournisseur. Toutefois, la forte diminution de consommation d’énergie constatée en 2020 pendant la crise du covid a pu inciter certains fournisseurs à ne pas couvrir totalement les besoins à terme pour spéculer sur les cours boursiers de l’énergie. Ce comportement a abouti à la faillite des entreprises les moins solides financièrement, comme Hydroption en 2021, qui était notamment le fournisseur d’électricité de la direction des achats de l’État et de la ville de Paris.

Ce type de situation est particulièrement complexe à gérer pour un acheteur public car plusieurs législations doivent être combinées (Code de la commande publique, Code du commerce et Code de l’énergie). En premier lieu, il n’est d’abord pas possible de résilier un marché public pour cause de mise en redressement judiciaire de l’entreprise (CAA de Paris du 15 juin 2015, n°14PA01491). Il faut donc attendre la prise de position, dans un délai d’un mois, de l’administrateur judiciaire pour être en mesure ou non de réattribuer le marché. En deuxième lieu, la réattribution ou la cession du marché doit être compatible avec le processus d’attribution des droits ARENH (guichet d’achat d’électricité à prix régulés) prévu par le Code de l’énergie.

Afin d’éviter de se retrouver dans des situations aussi complexes, il peut être recommandé d’utiliser la théorie de l’imprévision ainsi que le propose la circulaire du 30 mars 2022 du Premier ministre. Cela suppose qu’un évènement extérieur aux parties et imprévisible génère une charge extracontractuelle pour le fournisseur. Une application stricte de la théorie suppose un versement de l’indemnité d’imprévision à la fin du contrat. Toutefois, la direction des affaires juridiques des ministères financiers a ouvert la voie au versement d’un acompte en cours d’exécution pour soutenir financièrement le cocontractant.

Constructeurs de véhicules, fournisseurs de mobilier et d’équipement général : modifications du marché pour circonstances imprévues

Les autres secteurs touchés par cette situation sont notamment celui des constructeurs de véhicules qui réduisent leur capacité de production en raison de l’apparition de pénuries d’intrants de production. On peut en particulier citer les composants électroniques dont le manque est lié au blocage du port de Shanghai. Il y a également des problèmes liés à la production d’acier. Le marché français des véhicules pour les particuliers enregistre ainsi au mois d’avril 2022 un recul de 22,6% sur les douze derniers mois. Ce recul est de 31,8% pour les véhicules utilitaires. D’un point de vue contractuel, on constate donc une modification des prix, des équipements disponibles mais également des délais de livraison.

Enfin on peut aussi évoquer le secteur du mobilier et de l’équipement général. La situation du début de l’année 2022 se caractérise par la poursuite de la tension sur les prix car les industriels ont préféré assurer leurs approvisionnements en matières premières (bois, métaux, matières premières…) sur des marchés haussiers plutôt que de prendre le risque de manquer ultérieurement d’intrants. Pour faire face à cette situation, l’UGAP a eu recours aux circonstances imprévues (R. 2194-5 du Code de la commande publique).

Ce motif de modification du marché prévu par la directive de l’Union européenne 2014/24 est limité à 50 % du montant initial du marché. De plus, il ne faut pas altérer la nature du contrat ou l’équilibre économique de la relation contractuelle en faveur du cocontractant. La combinaison de ce motif avec le vecteur de la décision unilatérale autorise une modification ponctuelle pour permettre au fournisseur de surmonter ses difficultés si elles sont momentanées ou pour attendre le déclenchement de la clause de révision de prix.

Quels sont les impacts sur les marchés publics ?

Insertion de clauses de réexamen

On l’a vu, la situation actuelle qui met à jour l’incroyable complexité des chaînes d’approvisionnements intercontinentales à des conséquences sur les prix, la disponibilité des produits et donc les délais de livraison. Il devient donc particulièrement critique pour les acheteurs publics de maîtriser les clauses de réexamen (R. 2194-1 du Code de la commande publique) qui permettent de modifier le marché sans limite financière dès lors que les modalités d’évolution du contrat sont claires, précises et qu’elles n’aboutissent pas à une modification de la nature du contrat. Il devient alors possible d’introduire de nouveaux articles, de nouvelles prestations, d’élargir les hypothèses de cession d’un marché ou d’augmenter le montant maximum d’un accord-cadre. Par exemple, si on veut commander un modèle d’ordinateur et qu’il ne se fait plus, il est alors possible d’intégrer au marché un nouveau modèle répondant aux mêmes exigences techniques.

Exigence géographique d’exécution

Le Code de la commande publique permet aussi d’exiger qu’une partie de l’exécution du contrat soit réalisée sur le territoire de l’Union européenne. Cette exigence a été mise en œuvre lors de la passation de marchés dédiés aux autotests covid. Ce dispositif favorise la réindustrialisation.

Comment assurer la continuité d’exécution des marchés publics ?

Multi-attribution, marché de distributeurs

Au-delà des clauses qui peuvent faire évoluer les contrats, il y aussi la multi-attribution de l’accord-cadre qui permet de conclure avec plusieurs fournisseurs. Si le premier attributaire est défaillant, on peut mobiliser le suivant dans l’ordre de classement. Les marchés de distributeurs, lorsque l’amont industriel le permet, peuvent aussi être une solution pertinente. En effet, si jamais une rupture d’approvisionnement intervient sur un produit, le distributeur pourra se fournir auprès d’un autre fabricant sous réserve du respect des exigences techniques du marché.

Loi ASAP et mesures exceptionnelles

La loi ASAP, permet – sous réserve du vote d’une disposition législative – de mettre en place des dispositions exceptionnelles, comme de continuer à payer le prestataire d’un marché à prix forfaitaire indépendamment de la réalisation du service fait, sous réserve de la conclusion d’un avenant de régularisation à la fin de la période de mesure exceptionnelle. Ce mécanisme d’avance de trésorerie a notamment été utilisé pendant la période de confinement régie par l’ordonnance du 25 mars 2020 pour les marchés de prestations de nettoyage et de gardiennage.