La théorie de l’enrichissement sans cause au secours des cocontractants de l’administration

Par Laure Catel

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La théorie de l’enrichissement sans cause, aussi appelée action in rem verso, est une création jurisprudentielle issue du droit civil qui permet à celui qui s’est acquitté d’une obligation sans fondement (sans une convention notamment) et qui se sera donc appauvri, d’être remboursé par celui qui en a bénéficié et qui s’est enrichi indûment. On parle de « quasi-contrat ». C’est l’arrêt de la Cour de Cassation du 15 juin 1892, affaire Boudier, qui crée cette nouvelle catégorie de quasi-contrats. Cette théorie a ensuite été consacrée par le juge administratif comme principe applicable, même sans texte, par un arrêt du Conseil d’État (CE, 14 avril 1961, Société Sud-aviation). Si l’enrichissement sans cause est démontré, l’appauvri a droit à une indemnisation égale à la plus faible des deux sommes représentant l'enrichissement de l'un et l'appauvrissement de l'autre.

Le juge administratif exige la réunion de 5 conditions cumulatives pour faire droit à cette action en responsabilité :

  • l’enrichissement d’un patrimoine ;
  • l’appauvrissement d’un autre ;
  • corrélation entre enrichissement et appauvrissement ;
  • l’absence de cause (contractuelle notamment ou conduite fautive de l’appauvri) ;
  • l’appauvri ne doit pas disposer d’une autre voie de droit pour obtenir satisfaction.

Maintes fois reprise par la jurisprudence administrative, la théorie de l’enrichissement sans cause permet donc au cocontractant de l’administration de se faire rémunérer les prestations réalisées à la demande de l’administration, en dehors de tout support contractuel. Le juge administratif admet d’ailleurs qu’un litige d’abord engagé sur le terrain contractuel puisse se poursuivre sur le terrain de l’enrichissement sans cause dès lors que l’absence ou la nullité du contrat est soulevée.

Ce que vient de rappeler la cour administrative d’appel de Versailles dans une décision du 8 février 2018. En l’espèce, un centre hospitalier avait conclu, par un acte d’engagement notifié au titulaire le 6 juillet 2007, un marché à bons de commandes relatif à la fourniture de gaz à usage médical d’une durée initiale d’un an, renouvelé trois fois. Or, par courrier du 20 septembre 2011, le pouvoir adjudicateur avait demandé à la société de continuer à assurer l’approvisionnement en fluides médicaux au-delà du 30 septembre 2011, conformément à l’article 12 du cahier des clauses administratives particulières qui prévoyait que « dans toutes les hypothèses de fin de contrat […], le titulaire devra maintenir sa prestation, à la demande expresse du centre hospitalier, dans les conditions prévues au marché, jusqu’à la désignation d’un nouveau prestataire. La durée de cette période transitoire ne saurait dépasser, en tout état de cause, quatre mois ».  Par courrier en date du 19 octobre 2011, la société titulaire avait répondu favorablement à cette demande tout en revendiquant l’application de nouvelles conditions tarifaires, le contrat étant arrivé à son terme le 6 juillet 2011. La société avait ensuite assuré l’approvisionnement des prestations jusqu’au mois de mars 2012 sans que le pouvoir adjudicateur ne s’y oppose. Ne s’étant pas acquitté de l’intégralité des factures émises entre le mois d’octobre 2011 et de mars 2012, la société a saisi le juge des référés qui a fait partiellement droit à sa demande. Le tribunal administratif, saisi par le pouvoir adjudicateur, a débouté le requérant de ses demandes et fixé la dette au même montant que celui établi par le juge des référés. Le pouvoir adjudicateur a alors interjeté appel de ce jugement et demandé à la cour administrative de constater qu’il n’était redevable d’aucune somme à l’égard de la société titulaire.

Le juge d’appel raisonne en deux temps :

  1. Dans un premier temps, il constate que, dès lors qu’aucune stipulation contractuelle ne vient préciser le point de départ du délai d’exécution, ce dernier court à compter de la notification de l’acte d’engagement. Le contrat a donc pris fin le 6 juillet 2011. Le courrier transmis à la société titulaire par le pouvoir adjudicateur l’a été alors même que le contrat n’avait plus d’existence juridique. Il confirme ensuite l’absence de contrat entre les parties dans la mesure où, bien que les prestations aient été réclamées par le pouvoir adjudicateur et exécutées par le titulaire, aucun accord n’avait été matérialisé entre les parties concernant le prix. Le titulaire du marché ne pouvait donc demander le paiement des prestations réalisées sur le fondement d’un nouvel accord entre les parties.
  2. Dans un second temps, le juge estime que, pour la première fois en appel, les parties peuvent parfaitement invoquer l’enrichissement sans cause pour régler leur différend, dès lors qu’il n’existe aucune convention entre elles et que les prestations ont été utiles au pouvoir adjudicateur. Le juge d’appel fait donc droit à la demande de la société titulaire en considérant que, même en dehors de toute relation contractuelle, celui qui s’est appauvri a le droit d’être remboursé par celui qui s’est enrichi à son profit. D’autant plus que le pouvoir adjudicateur avait déjà réglé une partie du montant des factures, élément factuel qui confirme la réalité et l’utilité des prestations. Lacour administrative d’appel effectue ensuite le calcul des sommes dues en déduisant le montant du bénéfice net réalisé par le titulaire ainsi que les intérêts et leur capitalisation.

Le juge administratif confirme, dans cette décision, une jurisprudence constante en la matière en réaffirmant que l’enrichissement sans cause ne trouve pas son fondement dans la simple absence de relation contractuelle. L’absence de cause, donc de relation contractuelle, est le point de départ certes, mais encore faut-il qu’il y ait eu enrichissement d’un patrimoine et corrélativement appauvrissement d’un autre. La cour alerte aussi les cocontractants de l’administration sur le fait que l’exécution des prestations ne vaut pas contrat, quand bien même l’administration aurait elle-même demandé leur exécution.

Sources :