L’amertume du DGD tacite pour le maître d’ouvrage : illustration
« La décision que vous rendrez aura valeur d’avertissement pour les maîtres d’ouvrages publics qui devront veiller à faire valoir leurs droits dans la procédure contractuelle d’établissement du décompte avec d’autant plus de vigilance que la possibilité d’un décompte définitif tacite aggrave les conséquences de leur négligence » (Conclusions du rapport public, Gilles Pélissier, sous l’arrêt commenté). Cette décision est l’arrêt du Conseil d’État du 25 janvier 2019 qui condamne la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon à régler à la Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon une somme amère de 247 382,87 euros HT à titre de provision correspondant au solde du DGD tacite du marché litigieux (CE, 25 janv. 2019, no 423331, Société Self Saint-Pierre et Miquelon).
La procédure d’établissement du DGD tacite
Dans un arrêt de juin 2018, le Conseil d’État rappelait la procédure à respecter pour les entreprises, titulaires d’un marché public de travaux, en vue d’obtenir un décompte général et définitif tacite du marché (CE, 25 juin 2018, no 417738, Société Merceron TP).
Pour mémoire, la procédure d’établissement du DGD tacite est la suivante, selon les stipulations du CCAG travaux :
1. Réception avec ou sans réserve
Notification de la décision de réception ou 30 jours selon l’article 13.3.2 CCAG travaux.
2. Projet de décompte final (PDF)
Établi par l’entreprise et notifié aux maître d’œuvre et maître d’ouvrage par lettre recommandée avec accusé de réception (CCAG travaux, art. 13.3.2). Le délai est de 30 jours. Ce document doit contenir : le solde des travaux de base et la demande de rémunération complémentaire (DRC) pour des travaux supplémentaires (TS) ou modificatifs ainsi que tous les surcoûts subis.
3. Inertie du maître d’ouvrage : projet de décompte général (PDG)
Établi par l’entreprise et notifié au maître d’ouvrage avec copie maître d’œuvre par lettre recommandée avec accusé de réception (CCAG travaux, art. 13.4.2 et 13.4.4). Le délai est de 30 jours après la date la plus tardive de réception de la notification du PDF incluant DRC par le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage.
4. « DGDT » : décompte général et définitif tacite (DGDT ; CCAG travaux, art. 13.4.4)
Si le maître d’ouvrage ne notifie pas dans un délai de 10 jours à l’entreprise son décompte général, le projet de décompte général de l’entreprise devient le décompte général et définitif tacite.
Est-ce que la procédure d’établissement du décompte du marché pourrait être interrompue par des événements, par exemple, la conclusion d’un avenant ?
A priori oui précise l’arrêt commenté si ces causes interruptives sont décrites au CCAP ou si les parties acceptent d’un commun accord en cours d’exécution de déroger aux stipulations du CCAG.
Les principes d’indivisibilité et d’intangibilité du décompte général et définitif
Dans l’affaire commentée, le Conseil d’État condamne le maître d’ouvrage à régler le solde du décompte élaboré par l’entreprise qui a respecté la procédure d’établissement du décompte général et définitif tacite(CE, 25 janv. 2019, no 423331, Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon) rappelant au passage les principes d’indivisibilité et d’intangibilité inhérents au décompte général et définitif qu’il soit tacite ou non.
Le principe d’unicité ou d’indivisibilité du décompte a été fixé par la jurisprudence et peut être résumé comme suit : « l’ensemble des opérations auxquelles donne lieu l’exécution d’un marché public de travaux sont compris dans un compte dont aucun des éléments ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l’établissement du décompte détermine les droits et obligations définitifs des parties » (CE, 8 déc. 1961, no 44994,Société Nouvelle compagnie générale de travaux).
Dès lors que le décompte a été accepté, le principe d’intangibilité du décompte interdit toute réclamation ultérieure par le titulaire ou le maître d’ouvrage, sauf en cas de fraude ou d’erreur (CE, sec., 22 oct. 1965, Commune de Saint-Lary).
Ces principes sont rappelés dans l’arrêt commenté « L'ensemble des opérations auxquelles donne lieu l'exécution d'un marché public de travaux est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l'établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties ».
En application de ces principes, lorsque le maître d’ouvrage laisse naître un DGD tacite, il renonce nécessairement et définitivement à contester la réalité et le quantum des sommes intégrées dans le décompte par l’entreprise à son crédit, à savoir notamment les travaux modificatifs, les travaux supplémentaires ainsi que l’ensemble des prétendus surcoûts subis par l’entreprise lors de l’exécution de ses travaux…
Quand bien même les sommes réclamées ne seraient pas justifiées, le maître d’ouvrage devra régler le solde des travaux établi par l’entreprise.
En effet, le Conseil d’État rappelle le caractère inopposable de la jurisprudence Mergui selon laquelle « les personnes morales de droit public ne peuvent jamais être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas » (CE, sec., 19 mars 1971, no 79962 : Lebon) : « Dans ces conditions, la collectivité territoriale ne saurait se prévaloir ni de la méconnaissance du principe de loyauté dans les relations contractuelles ni du principe selon lequel une personne publique ne peut pas être condamnée à payer une somme qu'elle ne doit pas pour soutenir que la créance de la société est sérieusement contestable ».
Le maître d’ouvrage renonce également à intégrer dans le décompte du marché les sommes au débit de l’entreprise, à savoir notamment les pénalités, le coût des travaux permettant la levée des réserves et ses préjudices éventuellement subis résultant des défaillances de l’entreprise…
En pratique, pour l’entreprise, il convient :
- d’une part, de bien respecter les procédures fixées par le CCAG travaux ou/et le CCAP qui peut y déroger.
- d’autre part, d’intégrer l’ensemble des surcoûts subis lors de l’exécution des travaux dans son projet de décompte général qui deviendra le DGD tacite.
Cela a permis à la société Self Saint-Pierre-et-Miquelon d’obtenir la condamnation du maître d’ouvrage à lui régler la somme de 247 382,87 euros HT comprenant sa DRC.
Quant au maître d’ouvrage, il pourrait soit supprimer le mécanisme du décompte tacite en prévoyant une dérogation en ce sens dans son CCAP (sauf à ce que le Conseil d’État n’en décide en sens contraire), soit élaborer une clause prévoyant une procédure qui serait plus sécurisante pour lui.
En ce qui concerne les marchés en cours d’exécution, le maître d’ouvrage doit impérativement vérifier si le mécanisme du DGD tacite est applicable à son marché, et dans l’affirmative, faire obstacle à la naissance dudit DGD tacite afin d’éviter ses conséquences financières potentiellement dramatiques.