Plaidoyer pour un recours en cassation effectif en référé précontractuel devant le Conseil d’État
À la suite d’un référé précontractuel, les candidats évincés sont en pratique privés de la possibilité de porter leur dossier devant le juge de cassation.
Cette situation n’est pas satisfaisante dans notre état de droit. Une évolution est indispensable afin de trouver un juste équilibre entre pérennité de l’action administrative et impunités des irrégularités de procédure.
Le Code de justice administrative fait peser sur un juge unique, dans l’urgence (ce dernier a 20 jours pour statuer sur le dossier qui lui est présenté) le contrôle de la légalité des consultations publiques généralement à forts enjeux, notamment financiers, pour les parties (CJA, art. L. 551-1).
Si le juge du référé précontractuel annule la procédure de passation, il s’expose immédiatement à un pourvoi en cassation du pouvoir adjudicateur ou de l’autorité concédante.
Le candidat évincé dont le recours en référé précontractuel a été rejeté est, quant à lui, privé d’une cassation effective. En effet, d’après une jurisprudence constante, le Conseil d’État refuse de contrôler les ordonnances du juge du référé précontractuel au motif que le pourvoi aurait perdu son objet :
« Considérant que la société Novergie et la société constructions industrielles de la méditerranée (CNIM) soutiennent qu'en conduisant le juge de cassation, lorsqu'il est saisi d'un pourvoi contre une décision juridictionnelle rejetant un référé précontractuel, à rejeter ce pourvoi comme privé d'objet une fois le contrat signé et à faire ainsi obstacle à ce qu'il se prononce sur la régularité et le bien-fondé de cette décision juridictionnelle et, le cas échéant, sur la légalité de la procédure de passation du contrat, ces dispositions, dans l'interprétation que leur a donnée la jurisprudence du Conseil d'État, sont contraires au droit à un recours juridictionnel effectif découlant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et au principe d'égalité devant la justice découlant des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de l'article 1er de la Constitution ; » (CE, 15 févr. 2013, no 364325, Société Novergie)
Aujourd’hui, dès lors que le contrat est signé par l’acheteur, le pourvoi en cassation n’a plus d’objet. En d’autres termes, le Conseil d’État ne tranchera pas les questions de droit du dossier, et prononcera un non-lieu à statuer.
Les seules portes contentieuses qui restent ouvertes au soumissionnaire ou au candidat évincé sont celles du juge du fond.
Si le requérant a les moyens financiers de poursuivre l’affaire devant le juge du fond (CE, Ass., 4 avril 2014, no 358994, Département du Tarn-et-Garonne), et que les irrégularités entachant la procédure de passation entrent dans les hypothèses restrictives de la jurisprudence « Tarn-et-Garonne », il faudra compter en moyenne 2 ans pour obtenir un jugement.
Rappelons que les offices du juge du référé précontractuel et du fond ne sont pas identiques. Là où le requérant devait démontrer au juge du référé précontractuel l’irrégularité de la procédure de passation pour en obtenir l’annulation, il devra démontrer au juge du fond que cette irrégularité constitue un vice qui entache d’invalidité le contrat, pour en obtenir l’annulation ou la résiliation.
Par exemple, le candidat évincé aurait probablement dû avoir gain de cause devant le juge du référé précontractuel, eu égard à une irrégularité entachant la procédure de passation, néanmoins sa requête fût rejetée. Cette même irrégularité constatée devant le juge « Tarn-et-Garonne » ne donnera pas lieu nécessairement à l’annulation ou à la résiliation du contrat, dès lors qu’elle n’entrerait pas dans les hypothèses restrictives de ce recours, à savoir :
L’illicéité du contrat :
- contrat conclu dans un but illicite (CE, 15 févr. 2008, no 279045, Commune de La Londe-les-Maures) ;
- contrat dont l’objet méconnaît la règlementation (CE, 19 déc. 1997, no 170606, Commune d’Ostricourt).
Vice du consentement :
- erreur ;
- violence ;
- dol.
Autres vices d’une particulière gravité :
- l’incompétence de la personne publique (CE, 21 févr. 2011, no 37349, Société Ophrys) ;
- l’intention délibérée de l’acheteur de favoriser un candidat.
De surcroît, rappelons qu’en « Tarn-et-Garonne », le juge administratif peut maintenir dans l’ordonnancement juridique un contrat pour un motif d’intérêt général alors même que la procédure de passation serait entachée d’irrégularités.
Côté indemnisation, le candidat évincé devra démontrer qu’il avait des chances sérieuses de remporter le marché pour espérer obtenir une indemnité au titre de la perte de marge nette (CE, 18 juin 2003, no 249630, Groupement d'entreprises solidaires ETPO Guadeloupe et autres). Or, selon la nature de l’irrégularité commise, et quand bien même elle aboutirait à l’annulation ou à la résiliation du marché, il n’est pas certain que le soumissionnaire évincé obtienne une indemnité. Il pourrait seulement obtenir le remboursement des frais qu’il a engagés pour répondre à la consultation (CE, 28 févr. 2020, no 426162, Régal-des-Iles).
Cela étant précisé, les entreprises sont parfois dissuadées d’aller devant le juge du fond.
Pour celles qui saisissent le juge du fond, si leur recours est rejeté, elles devront a minima attendre 6 ans, et 8 000 euros HT plus tard, sans compter les sommes au titre des frais irrépétibles auxquelles elle pourra être « condamnée » à la discrétion du juge, pour que le Conseil d’État se prononce sur leur affaire, et ce, dans le cadre restrictif qui vient d’être succinctement décrit.
La solution serait de permettre un contrôle en cassation des ordonnances du juge du référé précontractuel, indépendamment de la signature du contrat.
Le recours en cassation ne devrait pas dépendre de la signature du contrat administratif par l’administration. Le droit au recours ne devrait pas être laissé aux mains de la partie adverse. Comment peut-on accepter également que le candidat évincé soit privé d’un recours en cassation, alors que l’acheteur conserve ce droit ? Cette asymétrie des droits est une bizarrerie contentieuse.
Existe-t-il une solution ? Oui.
La Cour de cassation distingue :
- le pourvoi, dont la raison d’être est de contrôler l’ordonnance du juge du référé précontractuel, qui conserve son objet ;
- du recours en référé précontractuel, déposé en vue d’obtenir la régularisation ou l’annulation de la procédure de passation avant signature du marché, qui lui a bel et bien perdu son objet.
Un arrêt de la Cour de cassation, inédit au recueil, qui mériterait d’être dupliqué par la juridiction suprême administrative, explique clairement ce distinguo :
« Sur la demande de non-lieu à statuer présentée en défense :
Attendu que la société POPB soutient que la signature du marché étant désormais intervenue, le pourvoi est sans objet ;
Mais attendu que, si cette circonstance met fin aux pouvoirs du juge des référés en matière précontractuelle, elle ne prive pas d’objet le pourvoi contestant la décision prise par celui-ci avant que cette signature n’intervienne ; qu’il y a lieu de statuer sur le pourvoi principal ; » (Cass. com., 8 nov. 2017, no 16-26.584).
Quelles seraient les conséquences d’une éventuelle irrégularité de la consultation en filigrane de la décision du Conseil d’État ?
La personne publique peut décider, lorsque le contrat le prévoit, de ne pas reconduire le contrat à échéance. L’acheteur peut également, de lui-même, tirer les conséquences des irrégularités entachant sa procédure de passation et décider de résilier le contrat.
Un arrêt du Conseil d’État du 10 juillet 2020 précise que les personnes publiques peuvent résilier pour motif d’intérêt général un contrat entaché d’invalidité (CE, 10 juill. 2020, no 430864, Société Comptoir Négoce Equipements ; motif particulier de résiliation unilatérale du marché : l’invalidité du contrat).
Cet arrêt serait-il la première pierre de l’édifice d’un recours en cassation effectif ? Espérons-le !
Au-delà de l’argumentation contentieuse, le mieux serait pour les acheteurs d’être objectif sur la régularité de la procédure de passation attaquée par un candidat évincé. Il est préférable de déclarer sans suite une consultation pour motif d’intérêt général, plutôt que de signer un contrat entaché d’invalidité, au risque de devoir le résilier ou de le voir annuler/résilier par le juge « Tarn-et-Garonne », de surcroît, si un risque indemnitaire existe.
En pratique, avant de conclure devant le juge du référé précontractuel, et en tout état de cause avant de signer le contrat, l’administration doit impérativement faire une analyse objective des risques, notamment se poser les questions suivantes :
- la ou les irrégularités sont-elles fondées et dans l’affirmative, est-ce qu’elles ont lésé ou ont été susceptibles de léser le requérant ?
- quel est le risque indemnitaire selon la nature du manquement invoqué et le lien de causalité avec l’éviction ?
- est-ce opportun de déclarer la procédure sans suite pour motif d’intérêt général ?
- est-ce que la continuité de l’exécution des prestations objet de la consultation attaquée est menacée ?
- est-ce qu’un moyen légal permet à l’acheteur d’assurer l’exécution des prestations le temps que la consultation soit relancée ?
- est-ce qu’un vice d’une particulière gravité entacherait le contrat si l’acheteur décidait de le signer ?
- quel serait le risque indemnitaire à l’égard du titulaire qui verrait son contrat résilié pour motif d’intérêt général ou annulé/résilié par le juge administratif ?
Compte tenu de cette évolution nécessaire dans notre état de droit, qui permettrait une potentielle cassation immédiate, il faut en parallèle faire évoluer la formation de jugement, et instaurer une formation collégiale, dès lors que les enjeux financiers ou politiques de la consultation sont importants, afin d’éviter de laisser le poids du sort de la consultation sur les épaules d’un seul Homme.