Le premier référé « secret des affaires » devant le juge administratif : l’obtention de la suspension de l’analyse des candidatures et des offres par l’assistant à la maitrise d’ouvrage partial
Le référé « secret des affaires » est possible devant le juge administratif. Ce nouveau référé est consacré à l’article R. 557-3 du Code de justice administrative. Concrètement, comment se déroule la procédure devant le juge administratif ?
Récemment, le tribunal administratif de Nancy a suspendu l’analyse des offres d’une consultation relevant de la commande publique et a enjoint au pouvoir adjudicateur d’interdire à son assistant à la maîtrise d’ouvrage (AMO) l’accès aux documents de la requérante couverts par le secret des affaires. Un retour d’expérience qui s’avèrera surement utile pour les praticiens (TA de Nancy, 26 oct. 2020, no 2002619).
En vertu de l’article R. 557-3 du Code de justice administrative, un candidat qui participe à une consultation publique est en droit d’obtenir du juge du référé secret des affaires toutes mesures provisoires et conservatoires afin de prévenir une « atteinte imminente » ou « faire cesser une atteinte illicite » à un secret des affaires de son entreprise.
Aux termes de cet article : « Lorsqu'il est saisi aux fins de prévenir une atteinte imminente ou faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires, le juge des référés peut prescrire toute mesure provisoire et conservatoire proportionnée, y compris sous astreinte. Il peut notamment ordonner l'ensemble des mesures mentionnées à l'article R. 152-1 du Code de commerce ».
1. Le contexte de l’affaire
Un assureur, candidat à une consultation relevant de la commande publique, se rend compte que l’assistant à la maîtrise d’ouvrage, audit spécialisé en assurance, est l’ancien dirigeant de son concurrent direct, un cabinet de courtage en assurance, mandataire d’un groupement d’assureurs, étant précisé que ces deux opérateurs économiques sont les deux principaux acteurs dans le secteur de l’assurance hospitalière.
Après avoir soumissionné à différents lots de la consultation, l’assureur décide de saisir le juge du référé précontractuel afin de démontrer l’irrégularité de la procédure de passation. Si la saisine du juge du référé précontractuel interdit la signature du contrat (CJA, art. L. 551-4), elle n’interdit pas la poursuite de l’analyse des candidatures et des offres des candidats, dont celles de l’assureur requérant, ce qui est des plus problématiques, lorsque l’irrégularité consiste à la partialité de l’assistant à la maîtrise d’ouvrage.
C’est dans ce contexte que l’assureur décide de saisir le juge du référé du secret des affaires pour obtenir la suspension de l’analyse de ses candidatures et de ses offres par l’AMO partial et d’enjoindre à l’établissement d’interdire, par tout moyen, l’accès à son assistant à la maîtrise d’ouvrage aux candidatures (candidatures + offres) qu’elle a déposées, et ce, jusqu’à ce que le juge du référé précontractuel se prononce sur la régularité de la procédure de passation.
2. La démonstration devant le juge (discussion - moyens)
La requérante devait démontrer « une atteinte imminente » au secret des affaires de son entreprise par l’assistant à la maîtrise d’ouvrage partial, via son dirigeant.
2.1. En premier lieu, la société requérante a démontré l’atteinte imminente au secret affaires
D’abord, les documents transmis par la requérante pour soumissionner aux lots de la consultation publique étaient couverts par le secret des affaires
Pour mémoire, le législateur a introduit un titre V « De la protection du secret des affaires » dans la partie législative du Code du commerce et a défini les informations protégées au titre du « secret des affaires » à l’article L. 151-1 de ce même code.
Conformément à la directive (considérant 14 et article 2), le secret des affaires couvre « les savoir-faire, les informations commerciales et les informations technologiques lorsqu'il existe à la fois un intérêt légitime à les garder confidentiels et une attente légitime de protection de cette confidentialité. Par ailleurs, ces savoir-faire ou informations devraient avoir une valeur commerciale, effective ou potentielle » (voir « Le secret des affaires dévoilé », sept. 2018).
S’agissant des pièces d’une consultation publique et des pièces remises par les soumissionnaires dans ladite consultation, l’article L. 2132-1 « Échanges d'information (confidentialité) » du Code de la commande publique (CCP) précise que : « L’acheteur ne peut communiquer les informations confidentielles dont il a eu connaissance lors de la procédure de passation, telles que celles dont la divulgation violerait le secret des affaires, ou celles dont la communication pourrait nuire à une concurrence loyale entre les opérateurs économiques, telle que la communication en cours de consultation du montant total ou du prix détaillé des offres. Toutefois, l’acheteur peut demander aux opérateurs économiques de consentir à ce que certaines informations confidentielles qu’ils ont fournies, précisément désignées, puissent être divulguées. L’acheteur peut imposer aux opérateurs économiques des exigences visant à protéger la confidentialité des informations qu’il communique dans le cadre de la procédure de passation d’un marché ».
En outre, l’article L. 311-2 du Code des relations entre le public et l'administration (CRPA) : « Le droit à communication ne s'applique qu'à des documents achevés. Le droit à communication ne concerne pas les documents préparatoires à une décision administrative tant qu'elle est en cours d'élaboration ».
Les documents de la consultation et les pièces remises par les candidats, avant la signature du marché, sont des documents préparatoires couverts in globo par le secret des affaires qui ne peuvent pas être communiqués par le pouvoir adjudicateur à une personne tierce, assistant à la maîtrise d’ouvrage et/ou concurrent, dès lors qu’il existe un risque de concurrence déloyale et une rupture d’égalité de traitement des candidats.
Pour exemple
« La commission d'accès aux documents administratifs a examiné dans sa séance du 19 janvier 2017 votre demande de conseil relative au caractère communicable, à un candidat évincé, avant la signature d'un marché public, du type, de la marque du produit qui a été choisi et de l'attestation de certification du respect de la norme européenne EN840, et sur le caractère communicable de ces documents postérieurement à la signature.La commission rappelle qu'une fois signés, les marchés publics et les documents qui s'y rapportent sont considérés comme des documents administratifs soumis au droit d'accès institué par le livre III du Code des relations entre le public et l'administration. En revanche, aux termes de l'article L. 311-2 de ce code, un document préparatoire est exclu de ce droit d'accès aussi longtemps que la décision administrative qu'il prépare n'est pas intervenue ou que l'administration n'y a pas manifestement renoncé, à l'expiration d'un délai raisonnable. Par conséquent, la commission estime que les documents sollicités ne sont pas communicables avant la signature du marché ».(CADA, conseil no 20165544, 19 janv. 2017 ; v. aussi CADA, avis no 20090624, 26 févr. 2009)
Ensuite, la société requérante a démontré que l’atteinte était imminente
L’analyse des offres par l’assistant à la maîtrise d’ouvrage partiel était imminente dès lors que la date limite de réception des offres était dépassée.
2.2. En second lieu, dans le cadre de la discussion, la société requérante a précisé les mesures conservatoires et provisoires qu’elle demandait au juge des référés
Ces précisions furent reprises dans ses conclusions actées dans le « par ces motifs » de la requête.
3. Les demandes du requérant (par ces motifs - conclusions)
Les mesures fixées à l’article R. 152-1 du Code de commerce ne sont pas exhaustives. Il est donc possible de demander des mesures qui ne sont pas listées dans cet article afin de se prémunir d’une atteinte au secret des affaires. Pour être accueillies par le juge du référé secret des affaires, les mesures sollicitées doivent être conservatoires et provisoires.
La requérante a demandé au tribunal administratif de Nancy de bien vouloir, jusqu’à la notification aux parties de l’ordonnance du juge du référé précontractuel, prendre les mesures conservatoires suivantes :
- SUSPENDRE l’analyse des candidatures et des offres de la requérante sur l’ensemble des lots auxquels elle a candidaté, à savoir les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9 ;
- ORDONNER [à l’établissement] d’interdire, par tout moyen, l’accès (transmission et/ou prise de connaissance et/ou échange d’informations) à Monsieur A... et à toutes personnes travaillant au sein de la Société [AMO - audit en assurance], à l’ensemble des documents déposés par [la requérante] sur les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9, lots auxquels elle a candidaté.
4. Le contenu de l’ordonnance obtenue (TA de Nancy, 26 oct. 2020, no 2002619)
4.1. Les motifs de la décision obtenue
« Sur l’atteinte imminente au secret des affaires :
1. Aux termes de l’article R. 557-3 du Code de justice administrative : “Lorsqu'il est saisi aux fins de prévenir une atteinte imminente ou faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires, le juge des référés peut prescrire toute mesure provisoire et conservatoire proportionnée, y compris sous astreinte. Il peut notamment ordonner l'ensemble des mesures mentionnées à l'article R. 152-1 du Code de commerce”. Lorsqu’il est saisi sur le fondement de ces dispositions en vue de prévenir une atteinte imminente à un secret des affaires, il appartient au juge des référés de s’assurer que le risque allégué par le demandeur présente un degré de vraisemblance suffisant.
2. Il résulte de l’instruction que le centre hospitalier régional universitaire […] a, par avis d’appel public à la concurrence, lancé une consultation ayant pour objet des “prestations de services d’assurance” pour les membres du groupement hospitalier du territoire […]. Le CHRU […] a fait appel à la société […], cabinet d’audit en assurance, en vue de lui confier une mission d’assistant à la maîtrise d’ouvrage pour l’assister dans cette procédure de passation. […] »
3. La société requérante soutient que la poursuite de cette procédure de passation du marché présente un risque d’atteinte imminente à un secret des affaires compte tenu de la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouve Monsieur A…, le dirigeant [du cabinet d’audit] ;
4. D’une part, il résulte de l’instruction qu’il existe sur le marché des assurances des établissements hospitaliers, très faiblement concurrentiel, une situation conflictuelle particulière entre [la requérante] et le cabinet de courtage [concurrent], au sein duquel Monsieur A… a joué un rôle actif. En effet, il n’est pas contesté qu’après avoir dirigé la société […], qui intervenait alors en qualité d’assistant à la maîtrise d’ouvrage, M. A… a créé en 2009 un cabinet de courtage dénommé […] dans le but de rendre plus concurrentiel le marché d’assurances des établissements hospitaliers, jusqu’alors dominé par […] et […], ainsi que cela ressort d’un courrier du directeur général de la société […] du 21 août 2009 versé aux débats. Il résulte de l’instruction que les liens entre la Société […], qu’il dirigeait, et la société […] ont été la cause de plusieurs litiges dans le cadre de recours relatifs à l’attribution de marchés publics relatifs à des prestations d’assurance dénoncés par [la requérante]. La société requérante soutient que M. A… s’est livré à une politique de contestation systématique des marchés attribués à [la requérante] à la fois devant les juridictions administratives et pénales, jusqu’en 2018. Elle produit à l’appui de ses allégations plusieurs articles signés en février 2014, mai 2018 et janvier 2019 dans lesquels M. A… a fait preuve d’une animosité particulière relevant un profond différend à l’égard de [la requérante].
5. D’autre part, si M. A… a cédé les parts qu’il détenait au sein [du cabinet de courtage] en 2019, il n’est pas davantage contesté qu’il entretient toujours des liens amicaux avec M. B…, qui était le directeur général [du cabinet de courtage] lorsqu’il en était le président, et qui dirige actuellement la société […], détentrice à 80 % des parts [du cabinet de courtage en assurance].
6. Dans ces conditions, eu égard, d’une part, à l’intensité et au caractère récent des liens qui unissent [le cabinet de courtage en assurance] avec M. A… et l’animosité particulière avec laquelle M. A… s’exprime à l’égard de [la requérante] et, d’autre part, au fait que ces sociétés sont fréquemment en concurrence pour l’attribution de marchés publics d’assurance de centres hospitaliers, la société requérante établit que la collaboration de M. A… comme assistant à la maîtrise d’ouvrage pour l’analyse des offres des candidats constitue avec un degré de vraisemblance suffisant l’existence d’une atteinte imminente au secret des affaires. Elle est par suite fondée à demander au juge des référés des mesures visant à prévenir une telle atteinte.
Sur les mesures provisoires et conservatoires :
7. Aux termes de l’article R. 152-1 du Code de commerce : « I.- Lorsqu'elle est saisie aux fins de prévenir une atteinte imminente ou faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires, la juridiction peut prescrire, sur requête ou en référé, toute mesure provisoire et conservatoire proportionnée, y compris sous astreinte. […] ».
8. Eu égard au risque d’atteinte au secret des affaires que présente la collaboration de M. A… comme assistant à la maîtrise d’ouvrage pour l’analyse des offres de la [requérante] et [du cabinet de courtage en assurance], il y a lieu de suspendre l’analyse des candidatures et des offres de [la requérante] sur l’ensemble des lots auxquels elle a candidaté, c’est-à-dire les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9, jusqu’à la notification de l’ordonnance à intervenir dans le cadre du référé précontractuel no 2002618 dont la [requérante] a par ailleurs saisi le tribunal, et d’enjoindre au CHRU […], jusqu’à la même échéance, d’interdire l’accès, par tout moyen, à M. A… ou à toute personne travaillant au sein [de l’audit en assurance], à l’ensemble des documents déposés par [la requérante] sur les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9 ».
4.2. Le dispositif de la décision obtenue
« Article 1 : l’analyse des candidatures et des offres de [la requérante] sur l’ensemble des lots auxquels elle a candidaté […] est suspendue jusqu’à la notification de l’ordonnance du juge du référé précontractuel dans le cadre de la requête no 2002618.
Article 2 : il est enjoint au centre hospitalier universitaire de […], jusqu’à la notification de l’ordonnance à intervenir dans le cadre du référé précontractuel no 2002618, d’interdire l’accès, par tout moyen, à M. A… ou à toute personne travaillant au sein de la société [audit en assurance], à l’ensemble des documents déposés par [la requérante] sur les lots nos 1, 2, 3, 4, 7, 8 et 9 ».
5. Quelques précisions de procédure pour les praticiens
Le tribunal a notifié aux parties une ordonnance de clôture de l’instruction 2 jours après le dépôt de la requête. Le dossier a été jugé sans audience publique. Entre le dépôt de la requête et la notification de l’ordonnance par le tribunal, il s’est écoulé 6 jours. Un recours en cassation est possible dans un délai de 2 mois.