Souveraineté européenne et localisme : le flou de l’article L. 2112-4 du Code de la commande publique pointé au Sénat

Par Antoine Lunven

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La réponse (quasi-identique) apportée par le ministère de l'Économie, des finances et de la Souveraineté industrielle et numérique aux questions écrites des sénatrices Sylvie Robert (SER) et Nadège Havet (RDPI) souligne le malaise des acheteurs publics quant à la mise en pratique de l’article L. 2112-4 du CCP. Ce « puissant levier au service de la réindustrialisation et la souveraineté » est pourtant, selon les sénatrices, flou et peu utilisé en pratique (QE n°06613 , Rép. min. JO Sénat, 26 oct. 2023, p. 6074 et QE n°07174, Rép. min. JO Sénat, 14 mars 2024, p. 1017).

Pour rappel, l'article L. 2112-4 du Code de la commande publique dispose que « L'acheteur peut imposer que les moyens utilisés […] soient localisés sur le territoire des États membres de l'Union européenne afin, notamment, de prendre en compte des considérations environnementales ou sociales ou d'assurer la sécurité des informations et des approvisionnements ».

L’exemple notable est celui de l'achat d'équipements de protection individuels, soit des masques sanitaires. Ce cas, relaté à la fois par les sénatrices et le Gouvernement, est emblématique tant au niveau des considérations socio-écologiques que de souveraineté.

À un mois d’intervalle, à la mi-année 2023, les sénatrices alertent Bercy sur le flou de cette disposition. Celle-ci pourrait constituer un « puissant levier au service de la réindustrialisation et la souveraineté économique de l'Europe » selon la sénatrice Sylvie Robert mais, « malgré son grand intérêt, [il] est en pratique très peu utilisé par les acheteurs publics du fait d'un manque de précision quant à son périmètre d'application » relève la sénatrice Nadège Havet. À noter que la question a été reprise (quasiment à l’identique) à l’Assemblée nationale par la députée Christine Pires Beaune (Nupes - Puy-de-Dôme), le Gouvernement y répondant de manière identique (QE n°8242, Rép. min. JOAN, 12 mars 2024, p. 1840).

En conséquence, elles demandent à ce que soient précisées aux acheteurs publics les conditions d'application de cet article et souhaitent savoir si cette disposition peut s’appliquer à d'autres secteurs, notamment la production d'énergie renouvelable.

Le Gouvernement formule une réponse détaillée et prudente sur l’utilisation de ce dispositif. Il commence par rappeler le principe d’égalité de traitement ou de non-discrimination entre les candidats et de liberté d'accès à la commande publique, qui constituent des principes fondamentaux de la commande publique.

En effet, les conditions d’emploi de ce dispositif sont, pour le moins, restrictives, celui-ci ayant notamment vocation à s’appliquer dans des contextes de crises nationales ou internationales.

I. Des conditions restrictives : pas de « préférence européenne »

L’ article L. 2112-4 du CCP est une dérogation qui offre « la possibilité pour les acheteurs d’imposer […] la localisation des moyens utilisés pour l’exécution […] d’un marché public sur le territoire des États membres de l’Union européenne ». Cette dérogation est, néanmoins, circonscrite par l’article L. 2153-1 du Code de la commande publique (pour les accords commerciaux avec les pays tiers) et ne doit « porter une atteinte excessive à la libre concurrence ou aux libertés garanties par le marché unique ».

Le Gouvernement rappelle clairement que cette disposition ne doit pas s’interpréter comme « permettant de fonder une préférence européenne » qui viendrait discriminer les pays tiers ayant un accès garanti au marché unique.

La mise en œuvre de cette dérogation doit être rigoureusement justifiée par l’objet du marché, nécessaire et proportionnée aux objectifs de bonne exécution du contrat (CJCE, 27 oct. 2005, Commission des communautés européennes c/ Royaume d’Espagne, Aff. C-158/03). Elle est appréciée au cas par cas.


L’acheteur doit « justifier, pour chaque marché, que seule cette exigence constitue une condition déterminante, adéquate et effective de la bonne exécution des prestations, à l’exclusion de toute autre exigence de moindre effet. Seuls les moyens utilisés pour l’exécution du marché sont visés par cette disposition ».

II. Des cas d'application privilégiés : crises ou situations exceptionnelles

Le ministère de l'Économie, des finances et de la Souveraineté industrielle et numérique donne des exemples de justifications par l'acheteur de l'exigence de localisation comme unique moyen de réponse aux objectifs en termes de sécurité des informations et des approvisionnements, ou de prise en compte de considérations sociales ou environnementales. Il pourrait ainsi s'agir de garantir :

  • la sécurité des approvisionnements des produits de santé indispensables à la continuité du service public hospitalier ou à la réalisation d’actes de soin urgents et vitaux, dans les contextes de crises sanitaires ou internationales pouvant entraîner des pénuries ;
  • la sécurité des informations qui impliqueraient […] d’exiger l’implantation de serveurs informatiques sur le territoire de l’Union dont les données ne pourraient être extraites à distance par des entreprises installées dans des pays tiers n’apportant pas les garanties exigées […] ;
  • dans des délais raisonnables, la disponibilité de pièces de rechange dans le cadre de marchés relatifs [aux] installations de production d’énergie, [ou] pour répondre à des perturbations ou indisponibilités exceptionnelles sur certains segments ou secteurs industriels sous tension.

Le Gouvernement précise qu'une fois les conditions relatives à l'exigence de localisation des moyens d'exécution du contrat réunies, l’acheteur public peut « en faire une condition minimale obligatoire […] et […] prévoir en outre un critère d'attribution [lui] permettant […] d'évaluer la qualité des mesures proposées et des garanties associées au regard de l'objet et des conditions d'exécution du marché ». Ainsi, « une meilleure note serait conférée à l'offre présentant le meilleur niveau de garantie des approvisionnements et le moins de risques que la bonne exécution du contrat soit contrariée par des réquisitions ordonnées par des autorités étrangères » précise le ministère.

Le Gouvernement renvoie, finalement, vers cette fiche pratique de la DAJ pour des explications plus détaillées.