La maîtrise d’ouvrage au risque du droit moral des architectes
De la fameuse Sagrada Familia de Barcelone à la modeste maison de campagne, l’architecture influe sur notre vie quotidienne. Plus encore, l’architecture est traditionnellement considérée comme le premier des beaux-arts. Pourtant, les maîtres d’ouvrage ont tendance à oublier que c’est en raison de cet aspect culturel que l’intervention de l’architecte n’est pas celle d’un intervenant comme un autre, dans la construction d’un ouvrage. La loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l'architecture spécifie d’ailleurs dès son article 1er que « l'architecture est une expression de la culture ». Aussi, et de manière très logique, des droits d’auteurs ont été reconnus à l’architecte dès 1902, droits que le pouvoir adjudicateur en tant que maître d’ouvrage doit respecter.
Nous étudierons d'abord le droit d'auteur reconnu à l'architecte (I), puis la portée du droit moral qui en découle (II). Enfin, nous évoquerons dans quelles mesures les nécessités du service public peuvent limiter ce droit moral de l’architecte.
I. Le droit d’auteur reconnu à l’architecte
Cependant, cette protection par le droit d’auteur est subordonnée à la reconnaissance de l’originalité de l’œuvre. En effet une œuvre de l’esprit se caractérise par son originalité, c'est-à-dire l'expression visible de la personnalité de l’auteur, de son style. On parle, dans le milieu architectural, à la suite du philosophe Wittgenstein qui inventa l’expression, de « geste architectural ». Wittgenstein écrit dans son ouvrage Remarques mêlées (Flammarion, 2002) : « Souviens-toi de l’impression que t’a faite une bonne architecture, à savoir l’impression d’exprimer une pensée. Elle aussi, on aimerait la suivre du geste ». Ce critère d’originalité est souverainement apprécié par les tribunaux qui, en pratique, le retiennent facilement.
Le droit d’auteur comporte des droits d’ordre patrimoniaux et d’exploitation de l’oeuvre ainsi que des droits d’ordre intellectuel et moral (CPI, art. L. 111-1). Dans le cahier des clauses administratives générales relatif aux prestations intellectuelles (CCAG PI), des dispositions règlent le sort des droits patrimoniaux attachés aux résultats, c'est-à-dire à l’œuvre résultant du marché. Le pouvoir adjudicateur devra donc viser l’option A (la concession) ou l’option B (la cession) du CCAG PI, pour régler contractuellement le sort des droits patrimoniaux attachés au droit d’auteur.
Pourtant, comme le rappelle en commentaire ce même CCAG, après l’article A 25.1.1, « l’exercice des droits patrimoniaux, objet de la concession pour les besoins découlant de l’objet du marché, doit se faire dans le respect des droits moraux de l’auteur ».
II. Le droit moral de l’architecte, un droit controversé
L’article L. 121-1 du CPI définit le droit moral comme le droit par lequel « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur ».
Le droit moral comporte quatre types de prérogatives définies à l’article L. 121-2 du CPI : le droit de divulgation, le droit à la paternité, le droit au respect de l’œuvre, le droit de repentir ou de retrait. En matière architecturale, seuls deux droits sont pertinents : le droit à la paternité et le droit au respect de l’œuvre. Le droit à la paternité se concrétise par l’obligation donnée au maître d’ouvrage d’apposer le nom et la qualité de l’auteur sur son œuvre ainsi que sur toute reproduction de celle-ci. Le droit au respect de l’œuvre, de loin le plus problématique, autorise l’auteur à faire sanctionner toute altération ou dénaturation de son œuvre. L’architecte peut ainsi s’opposer à toute modification visant l’ouvrage, ce qui n’a pas manqué de poser des difficultés aux maîtres d’ouvrage confrontés à la nécessité de faire évoluer avec le temps les bâtiments.
III. Les adaptations de l’ouvrage par nécessités de service public
En droit administratif, le Conseil d’Etat a posé, par son arrêt fondamental Agopyan c/ Ville de Nantes, les limites au droit au respect de l’œuvre architecturale. Le contentieux entre l’architecte, M. Agopyan, et la ville de Nantes était né suite aux travaux d’agrandissement du stade de La Baujoire mise en œuvre par la ville pour accueillir les matchs de la coupe du monde de 1998. L’architecte avait poursuivi la ville en réparation de son préjudice moral. Le Conseil d’Etat donne raison à l’architecte et pose le principe que si « l'architecte qui l'a conçu [le stade] ne peut prétendre imposer au maître de l'ouvrage une intangibilité absolue de son œuvre, ce dernier ne peut toutefois porter atteinte au droit de l'auteur de l'œuvre en apportant des modifications à l'ouvrage que dans la seule mesure où elles sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l'ouvrage ou son adaptation à des besoins nouveaux ».
Plus récemment, le Conseil d’État par son arrêt n° 296096, du 13 juillet 2007, Syndicat d'agglomération nouvelle Ouest Provence, a reconnu de plus la possibilité pour le pouvoir adjudicateur de modifier l'ouvrage réalisé par un premier architecte en faisant appel à un autre architecte, sans préjudice du droit moral du premier architecte au respect de son œuvre.
Il n’en demeure pas moins que comme le conseille le CCAG PI : « il est recommandé, préalablement aux adaptations, modifications ou arrangements de l’oeuvre qui n’auraient pas fait l’objet d’une autorisation spécifique dans les documents particuliers du marché et qui seraient susceptibles d’altérer ou de dénaturer l’œuvre, d’informer le titulaire du marché ou les auteurs des aménagements envisagés ».