L’urgence dans la commande publique

Par Emmanuel Camus

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La crise sanitaire a remis sur le devant de la scène les considérations d’urgence en matière de commande publique. Les dispositifs dérogatoires ont largement été documentés à cette occasion dans la newsletter Légibase Commande publique. Mais en dehors du contexte sanitaire, il est important de connaître les outils permettant de faire face à une situation d’urgence en droit de la commande publique. C’est tout l’objet de ce focus.

De manière classique, on distingue en droit de la commande publique l’urgence simple, qui permet d’assouplir les modalités de la mise en concurrence, et l’urgence impérieuse, qui permet de se dispenser de publicité et de mise en concurrence. En pratique, la seconde va être beaucoup moins mobilisée par les acheteurs que la première.

  1. L’urgence impérieuse, motif de recours aux marchés sans publicité ni mise en concurrence

Un dégât des eaux dans les locaux du pouvoir adjudicateur, un besoin en fournitures consécutif à une rupture d’approvisionnement… L’acheteur public débutant, face à de telles situations, pourra être tenté par la possibilité de conclure un marché sans publicité ni mise en concurrence sur le fondement des dispositions de l’article R2122-1 du Code de la commande publique, aux termes duquel « l’acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsqu'une urgence impérieuse résultant de circonstances extérieures et qu'il ne pouvait pas prévoir ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées. »

Malheureusement, il s’agit dans la grande majorité des cas d’une fausse bonne idée. En effet, ce cas de recours est d’interprétation particulièrement stricte, comme le rappelle à de nombreuses reprises la jurisprudence communautaire, en ce qu’il nécessite la caractérisation d’un événement imprévisible, d’une urgence impérieuse incompatible avec les délais exigés par d’autres procédures et d’un lien de causalité entre l’événement imprévisible et l’urgence impérieuse qui en résulte (CJUE, 15 octobre 2009, Commission contre Allemagne, Aff. C-275/08).

Il est donc question de cas extrêmes, par exemple s’agissant de travaux de reconstruction consécutifs à une dégradation climatique inattendue, matérialisée par un arrêté constatant l'état de catastrophe naturelle (CAA Marseille, 12 mars 2007, Commune de Bollene, n°04MA00643). Compte tenu du peu d’arrêts validant le recours à un marché sans publicité ni mise en concurrence sur le fondement de l’urgence, il est en réalité plus aisé de procéder à une définition négative.

Tout d’abord, dès lors que l’acheteur a une part de responsabilité dans la survenance de cette situation d’urgence, celle-ci ne pourra servir de fondement pour s’exonérer des obligations de publicité et de mise en concurrence. Tel est le cas de l’acheteur qui ne prend aucune initiative pour relancer une procédure à la suite de la résiliation d’un précédent contrat : en se plaçant lui-même dans la situation d’urgence, il ne satisfait finalement pas aux conditions d’extériorité et d’imprévisibilité (CE, 24 mai 2017, Société́ Régal des îles, n°407213).

En outre, l’acheteur devra toujours vérifier l’existence de solutions alternatives avant d’envisager de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence. Une récente réponse ministérielle le rappelle pour écarter l’urgence impérieuse s’agissant de l’effondrement d’un immeuble abritant une activité économique (Rép. min., no 23726 : JO AN, 20 oct. 2020, p. 7283) : « Le risque lié à l'interruption d'une activité économique et aux pertes d'emplois qui pourraient en résulter ainsi que la nécessité de préserver la vitalité économique des territoires ne suffisent pas, à eux seuls, à remplir les conditions de recours à la procédure de l'article R. 2122-1 du code. Compte tenu de la possibilité, dans la majorité des cas, de recourir à des solutions alternatives de relocalisation temporaire ou définitive des activités économiques hébergées et du temps nécessaire à la reconstruction d'un bâtiment, le recours à une procédure négociée, sans publicité ni mise en concurrence préalables, sur le fondement de l'urgence impérieuse, pour passer un marché de travaux ne paraît pas justifié. »

Catastrophes climatiques, sanitaires ou technologiques majeures : on ne voit que ces exemples qui pourront relever avec certitude de ce cas de recours, tant et si bien qu’il est important de le regarder comme strictement exceptionnel. L’urgence simple, quant à elle, sera plus aisément mobilisable.

  1. L’urgence simple, motif d’adaptation des délais de remise des offres

Le Code de la commande publique prévoit une série de dérogation aux délais de remise des offres en présence d’un cas d’urgence simple. Ainsi, le délai minimal de 35 jours pour répondre à un appel d’offres peut être ramené à 15 jours « lorsqu’une situation d’urgence, dûment justifiée, rend le délai minimal impossible à respecter », conformément à l’article R2161-3 du Code de la commande publique. En appel d’offres restreint, pour le même motif, le délai de réception des candidatures peut être ramené à 15 jours et le délai de réception des offres à 10 jours, sur le fondement des dispositions des articles R2161-6 et R2161-8 du Code de la commande publique. Une adaptation similaire est prévue pour la procédure avec négociation.

Cette possibilité est soumise à la justification d’une situation d’urgence dont le texte précise uniquement qu’elle doit être « dûment justifiée », sans en dessiner les contours. Le considérant n°46 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 pose une distinction avec l’urgence impérieuse, sans pour autant donner beaucoup plus d’éléments de définition : « Les pouvoirs adjudicateurs devraient être autorisés à raccourcir certains délais applicables à des procédures ouvertes, restreintes ou concurrentielles avec négociation, lorsque les délais en question seraient impossibles à respecter en raison d’une situation d’urgence que les pouvoirs concernés devraient être tenus de justifier en bonne et due forme. Il convient de préciser qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une urgence extrême résultant d’événements imprévisibles par le pouvoir adjudicateur et qui ne lui sont pas imputables. »

La condition d’extériorité ne semble pas ici être retenue, mais l’acheteur devra être prudent en l’absence de véritable confirmation jurisprudentielle depuis l’arrêt Département d’Ille-et-Vilaine du Conseil d’État qui au contraire excluait une réduction des délais en présence d’une situation d’urgence imputable au maître d’ouvrage (CE, n°145388) : « Considérant que si la nature des travaux et la proximité de la rentrée scolaire nécessitaient que les travaux fussent réalisés rapidement, il ne ressort pas des pièces du dossier que le retard apporté à l'engagement de la procédure d'appel d'offres, alors que les travaux étaient programmés dès le mois de janvier 1991, ait été imputable à une cause ne résultant pas du fait du département ».

Il en résulte que si cette possibilité de réduire les délais sera contrôlée avec moins de sévérité que la dispense de publicité et de mise en concurrence sur le fondement de l’urgence impérieuse, elle doit toutefois faire l’objet d’une attention particulière.

De manière générale, les acheteurs doivent toujours se souvenir que le Code de la commande publique comporte des outils de planification qui permettent de faire face à certaines situations d’urgence : les accords-cadres, à bons de commande ou à marchés subséquents peuvent prévoir des lots réservés à certaines prestations d’urgence. Il est également possible de prévoir des clauses de réexamen dans les cahiers des clauses administratives pour faire face à certaines situations imprévisibles. Comme souvent, le maître mot pour faire face aux situations d’urgence reste donc l’anticipation.