La qualité de co-traitant mandataire confère-t-elle un intérêt pour agir en justice au nom et pour le compte des autres membres du groupement d’entreprises ?
La réponse à cette question est très simple : « Ça dépend ! ». Le Conseil d’État rappelle dans sa récente décision du 27 février 2019, Société Sogea e. a., les règles applicables à la représentation en justice des membres d’un groupement d’entreprises solidaire et conjoint.
On conclut donc que la qualité de membre d’un groupement donne intérêt pour agir à engager, au nom et pour le compte des autres membres du groupement, une action en responsabilité contractuelle à l’égard du maître d’ouvrage. En revanche, la qualité de co-traitant ne lui confère pas un intérêt à engager, au nom et pour le compte des autres membres du groupement, une action quasi-délictuelle à l'encontre d'autres constructeurs (CE, 27 févr. 2019, no 416678, Sociétés Sogea e. a).
Cette distinction est rappelée dans le 2e considérant de l’arrêt commenté : « si les entreprises qui se sont engagées conjointement et solidairement par un même marché envers un cocontractant à participer à l'exécution d'un même ouvrage, sans qu'aucune répartition des tâches soit faite entre elles par le marché, doivent être regardées comme s'étant donné mandat mutuel de se représenter pour tous les actes administratifs et techniques relatifs à l'exécution de ce marché dans le cadre des relations contractuelles entre le maître de l'ouvrage et les entreprises signataires du marché [1], ces mêmes entreprises ne sauraient être regardées comme s'étant donné un tel mandat pour engager une action quasi-délictuelle à l'encontre d'une autre entreprise, y compris lorsqu'elle participe à la même opération de travaux publics [2]. »
1. Actions en justice à l’encontre du maître d’ouvrage
Dès lors qu’aucune répartition des tâches n’est prévue dans leur marché, les intervenants à l’acte de construire, membres d’un groupement d’entreprises solidaires, peuvent se représenter mutuellement en justice.
Le mandat du mandataire du groupement ne concerne que les obligations contractuelles des membres dudit groupement envers le maître d’ouvrage, ainsi que leurs obligations post-contractuelles. (CE, sec., 9 janv. 1976, no 90350, Société Caillol et cie).
Sauf stipulation contraire dans le contrat d’engagement, le mandataire n’a pas l’exclusivité de cette représentation (CE, 25 juin 2004, no 250573, Syndicat intercommunal de la Vallée de l’Ondaine).
Le mandataire du groupement peut demander au maître d’ouvrage, au nom des membres du groupement, le paiement de l’ensemble des sommes dues aux co-traitants en exécution du marché (CE, 4 juin 1976, no 85342, Société toulousaine immobilière).
La solidarité des entreprises membres du groupement est sécurisante pour le maître d’ouvrage. En effet, elles sont toutes débitrices solidaires des sommes inscrites au passif du décompte général du marché et du solde éventuellement négatif (D. no 2016-360, art. 45 ; CCP, art. R. 2142-20 ; CCAG travaux, art. 3.5.2).
En pratique, l’article R. 2142-22 du Code de la commande publique qui reprend l’article 45 du décret no 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics permet au pouvoir adjudicateur d’exiger la solidarité : « L'acheteur ne peut exiger que le groupement d'opérateurs économiques ait une forme juridique déterminée pour la présentation d'une candidature ou d'une offre. L'acheteur peut exiger que les groupements d'opérateurs économiques adoptent une forme juridique déterminée après l'attribution du marché dans la mesure où cela est nécessaire à sa bonne exécution. Dans ce cas, l'acheteur justifie cette exigence dans les documents de la consultation ».
2. Actions en justice à l’encontre des tiers au contrat conclu entre le groupement d’opérateurs économiques et le maître d’ouvrage
Une entreprise peut engager la responsabilité quasi-délictuelle des autres intervenants à l’acte de construire qu’elle estime responsables des préjudices subis en cours d’exécution de ses travaux (CE, 24 juill. 1981, no 13519 : Lebon T. – CE, 5 juill. 2017 no 396430, Société Eurovia Champagne-Ardenne e. a.).
Quid de la représentation en justice lorsque les entreprises sont membres d’un groupement ?
Dans la décision commentée, la Région Nord-Pas-de-Calais, dans le cadre de la construction de son nouveau siège, a confié au groupement d’entreprises constitué de la société Sogea Nord et de la société Rabot Dutilleul le lot « gros œuvre structure ». La société Soprema Entreprises était chargée de l’exécution des travaux du lot « étanchéité-toiture-terrasse-jardin ». Les missions de contrôle technique de la construction et de coordination sécurité-protection-santé ont été confiées à la société Cete Apave, devenue Apave Nord-Ouest. Lors de la réalisation des travaux, un accident est survenu du fait de l’explosion d’une bouteille de gaz.
À la suite d’une expertise judiciaire, la société Sogea Nord, en son nom propre et en qualité de mandataire du groupement d’entreprises Rabot Dutilleul Construction-Sogea Nord, et la société Rabot Dutilleul, en son nom propre, ont demandé au juge administratif de condamner la société Soprema, ou de condamner solidairement la société Soprema et le Cete Apave à leur verser la somme de 951 603,31 euros en réparation des préjudices qu’elles estiment avoir subis.
Le Conseil d’État confirme l’arrêt de la cour d’appel de Douai en considérant que cette dernière « […] n'a donc pas entaché son arrêt d'erreur de droit en relevant que la société Sogea Nord ne tirait pas de sa qualité de mandataire du groupement conjoint et solidaire constitué avec la société Rabot Dutilleul Construction un intérêt à engager au nom de celui-ci une action quasi-délictuelle à l'encontre d'autres constructeurs ».
Quant aux demandes effectuées par les sociétés Sogea Nord et Rabot Dutilleul en leur nom propre, il est impératif d’individualiser les préjudices subis par les membres du groupement d’entreprises. Une demande d’indemnisation globale pour l’ensemble des membres du groupement est vouée au rejet.
En pratique, chacune des entreprises membres d’un groupement devra saisir le juge de ses propres préjudices. Les entreprises doivent procéder « […] à une individualisation des préjudices qu’elles estiment avoir subis ». À défaut, leurs conclusions indemnitaires seront rejetées, faute de justifier de leurs préjudices.