Pilotage de la commande publique : en quête d’une stratégie ?

Créée à l'initiative du groupe sénatorial Les Indépendants – République et Territoires (LRT), une commission d'enquête a été instituée pour examiner les coûts et modalités de la commande publique ainsi que son effet d'entraînement sur l'économie française. Son analyse s'est spécifiquement concentrée sur les marchés publics. La commission a mené 59 auditions entre le 11 mars et le 11 juin 2025. Elle a notamment auditionné deux ministres en exercice, M. Eric Lombard et Mme Clara Chappaz, et s'est rendue à Bruxelles pour rencontrer la Commission européenne.
Son rapport, publié le 9 juillet, a mis en lumière le rôle crucial de la commande publique en tant que levier économique majeur et la nécessité de clarifier sa gouvernance afin qu'elle devienne une politique publique à part entière au service d'une préférence européenne et des PME, notamment grâce à une évolution de la réglementation européenne.
I. la commande publique : un levier économique majeur doté d'une gouvernance à clarifier
A. La commande publique, un levier économique porté, en grande partie, par les collectivités territoriales
Selon l'Observatoire Économique de la Commande Publique (OECP), la commande publique française a atteint 170 milliards d'euros en 2023. C'est le double du montant enregistré il y a dix ans, en 2014, où elle s'élevait à 83 milliards d'euros. Bien que ce montant en fasse un pilier essentiel de la croissance française, il est important de noter qu'une marge d'erreur existe.
- Les achats des collectivités territoriales : un moteur pour les PME
Les collectivités territoriales dominent la commande publique. Elles représentent 80 % de l'ensemble des marchés publics en 2023, contre 8 % pour l'État et 12 % pour les entreprises publiques et opérateurs de réseaux. Leurs marchés publics ont totalisé 73,4 milliards d'euros en 2023. En volume, l’échelon communal prévaut car il représente 49% des marchés. Toutefois, le niveau intercommunal progresse car il passe près de 22% des marchés. Cette évolution peut s’expliquer par un choix de transférer ou de mutualiser au niveau local les missions d'achat afin de rationaliser leurs coûts et de renforcer leur sécurité juridique.
Les marchés publics des collectivités bénéficient davantage aux petites et moyennes entreprises (PME) que ceux de l'État. En effet, 36 % du montant total de leurs achats revient aux PME, contre 26,7 % pour les achats de l'État et du secteur hospitalier (hors marchés de défense ou de sécurité).
- Les achats de l'État : services, défense et immobilier
En 2023, les achats publics des ministères, des établissements publics de l’État et du secteur hospitalier se sont élevés à 51,1 milliards d'euros. Les deux principaux acheteurs ministériels sont : le ministère des Armées (8,1 milliards d'euros) et le ministère de l'Intérieur (5,6 milliards d'euros). Hors marchés de défense ou de sécurité, les achats des ministères ont atteint 24 milliards d'euros en 2024.
Les marchés publics de l'État se concentrent majoritairement sur les services (52 %). Les fournitures représentent 26 % de ces achats, et les travaux 22 % en 2023. Le principal domaine d'achat de l'État est l'immobilier, avec 9,7 milliards d'euros, suivi par l'informatique et les télécommunications (4 milliards d'euros), puis les véhicules et transports (3 milliards d'euros).
- Le rôle crucial des centrales d'Achat
Une part significative des marchés publics est réalisée par des centrales d'achat pour le compte d'autres acheteurs publics. Ces structures permettent aux acheteurs publics d'accélérer l'acquisition de fournitures ou de services en gérant elles-mêmes les procédures de passation de marchés, incluant la publicité et la mise en concurrence.
L'UGAP, la première centrale d'achat généraliste en France, représente à elle seule près de 3 % des marchés publics français (hors marchés de travaux), avec des commandes de 5,9 milliards d'euros en 2024, soit une progression de 6,2 % en un an. Elle participe notamment à la mutualisation des achats hospitaliers au côté de centrales nationales spécialisées dans la santé comme UniHa qui regroupe 123 Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT) et a enregistré des commandes de 7,2 milliards d'euros en 2024 ou RésaH qui a réalisé plus de 3,2 milliards d'euros d'achats en 2024 pour 2 600 adhérents.
B. La commande publique, une politique publique dont la gouvernance fragmentée devrait être placée sous l’autorité du Premier ministre
- Un pilotage de la commande publique fragmenté entre plusieurs administrations
La commission d'enquête a mis en évidence la fragmentation du pilotage de la commande publique entre plusieurs administrations.
La Direction des achats de l'État (DAE) pilote, d’une part, les achats de l'État, notamment en élaborant des stratégies interministérielles pour les besoins communs. Cependant, son champ d'action exclut les achats de défense et de sécurité (majoritairement gérés par les ministères des Armées et de l’intérieur) ainsi que ceux du secteur de la santé (relevant du ministère de la Santé). Les stratégies de la DAE peuvent mener à des marchés interministériels ou à l'utilisation obligatoire de supports contractuels de l'UGAP. Chaque ministère a un secrétaire général chargé de veiller au respect de la politique d'achat de l'État. Pour les établissements publics de l'État, la DAE se contente d'un rôle d'animation de leurs politiques d'achat.
La direction des affaires juridiques (DAJ) des ministères économiques et financiers offre, d’autre part, des conseils et une assistance aux directions ministérielles. Contrairement à la DAE, la DAJ n'est pas un organisme prescripteur ; son rôle est d'assurer la conformité juridique des achats publics dont elle est saisie, en lien avec sa mission d'élaboration du droit français de la commande publique. La DAJ est également activement impliquée dans le processus de révision des directives européennes sur la commande publique.
Enfin, le Commissariat général au développement durable (CGDD), créé en 2008, est en charge de l'élaboration et du suivi de la stratégie nationale de développement durable, incluant le verdissement de l'économie et la promotion de l'achat et de la consommation durables.
- Vers une gouvernance renforcée et centralisée de la commande publique
Selon la commission d'enquête, la responsabilité du pilotage de la commande publique devrait directement incomber au Premier ministre. En effet, bien que les hôpitaux et les collectivités territoriales soient théoriquement libres de définir leur politique d'achat, leurs ressources sont contraintes par des décisions gouvernementales.
Pour une meilleure coordination, la commission suggère la création d'un comité qui rassemblerait des représentants de l'État, des hôpitaux, des collectivités territoriales, et de l'ensemble des acteurs soumis au droit de la commande publique. Il aurait pour missions la concertation, l'harmonisation des textes, la diffusion des bonnes pratiques, l'identification des difficultés et la mutualisation des moyens, notamment pour la collecte et l'analyse de données.
Le Parlement devrait également être associé à la définition des orientations et au suivi de la politique d'achat de l'État. Chaque année, le Gouvernement pourrait présenter à l'Assemblée Nationale et au Sénat les résultats obtenus et l'activité des centrales d'achat. Ces informations pourraient être rendues disponibles grâce à un outil statistique national public et transparent, alimenté par l'interopérabilité des profils d'acheteurs et une remontée automatisée des données vers un portail national. Cette optimisation de la gouvernance permettrait à la commande publique d’être un outil efficace au service de la souveraineté et du développement des PME.
II. La commande publique : une politique stratégique pour la souveraineté européenne et les PME
Le rapport de la Commission souligne que la réglementation européenne permet déjà des dérogations aux principes d'égalité d'accès et de non-discrimination dans la commande publique, autorisant l'exclusion de candidatures d'entreprises étrangères sous certaines conditions toutefois elle plaide pour une véritable préférence européenne et un renforcement des PME dans les marchés publics.
A. Une commande publique européenne discriminante à l’égard des États tiers, par exception
- Le règlement sur l'Instrument relatif aux marchés publics internationaux (INPI)
Le règlement (UE) 2022/1031 du 23 juin 2022 dispose que les opérateurs économiques des pays tiers qui n'ont pas d'accord avec l'Union européenne sur l'ouverture des marchés publics, ou dont les biens, services ou travaux ne sont pas couverts par un tel accord, ne bénéficient pas d'un accès garanti aux procédures européennes de marchés publics et peuvent être exclus.
Un règlement d'exécution n° 2025/1197 a été publié le 19 juin 2025. Ce texte qui concerne les marchés publics du secteur de la santé passés à partir du 30 juin 2025 prévoit :
- une interdiction d’attribution de marchés publics aux opérateurs économiques de nationalité chinoise (République Populaire de Chine - RPC) ;
- la mise en place de pénalités pour les attributaires de marchés publics qui s'approvisionneraient à hauteur de plus de 50 % en produits provenant de la RPC ou qui sous-traiteraient pour plus de 50% auprès d’opérateurs de la même nationalité.
- Le Règlement sur le Renforcement de l'écosystème des technologies « zéro net »
Le règlement 2024/1735, publié le 28 juin 2024, prévoit que si plus de 50 % de l'approvisionnement de l'UE pour une technologie donnée provient de pays tiers, les acheteurs publics doivent inclure des clauses dans leurs contrats. Ces clauses visent à empêcher que plus de 50 % de la valeur de la technologie « zéro net » ou de ses composants provienne d'un seul et même pays tiers.
Le règlement d'exécution 2025/1178 publié le 8 juillet 2025 liste les produits finaux de technologie « zéro net » concernés. Il s'agit notamment des technologies solaires (panneaux photovoltaïques), éoliennes, du stockage de l'énergie (batteries), de la géothermie (pompes à chaleur), de l'hydrogène et des biogaz.
- L'article L. 2153-1 du Code de la commande publique
Les acheteurs publics garantissent un traitement équivalent à celui des opérateurs économiques, travaux, fournitures et services de l'UE uniquement et pour ceux issus des États parties à l'accord sur les marchés publics de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ou à un autre accord international équivalent auquel l'UE est partie (et dans la limite de ces accords).
Dans les autres cas, les acheteurs publics sont autorisés à inclure dans les documents de consultation des critères ou restrictions basés sur l'origine de tout ou partie des travaux, fournitures ou services proposés, ou sur la nationalité des opérateurs autorisés à soumettre une offre. Deux décisions récentes de la Cour de justice de l'Union européenne ont illustré cette possibilité : l'affaire Kolin du 22 octobre 2024 (n° C-652/22) concernant une entreprise turque, et la décision CRRC Qingdao du 13 mars 2025 (n° C-266/22) à propos d’une entreprise chinoise.
B. Une commande publique européenne souveraine et favorable aux PME, par principe
La commission d'enquête estime que la révision actuelle des directives européennes doit permettre d'aller plus loin en matière de préférence européenne en s’inspirant des États-Unis. Il ne s'agit pas seulement de renforcer la résilience économique ou de gérer les crises, mais d'adopter une approche transversale, avec une règle applicable à tous les secteurs économiques européens, afin de structurer des filières souveraines en particulier dans le numérique.
- Renforcer la souveraineté numérique
La Commission estime que dans le contexte géopolitique actuel, la dépendance de l'Europe vis-à-vis des solutions numériques étrangères (notamment américaines) représente des risques majeurs. En effet, des lois comme le Foreign Intelligence Surveillance Act et le Cloud Act permettent au gouvernement américain d'exiger des entreprises soumises à sa loi la communication de données stockées, sur simple autorisation judiciaire. D'autres pays comme la Chine et l'Inde ont des législations similaires.
Depuis 2021, la doctrine française du « cloud au centre » impose aux ministères d'utiliser des offres de cloud certifiées SecNumCloud pour l'hébergement de données sensibles. Cette exigence a été renforcée par l'article 31 de la loi du 21 mai 2024. Toutefois, Malgré des instructions claires pour l'arrêt du déploiement des suites collaboratives de Microsoft et de Google dans les rectorats, le ministère de l'Éducation nationale a récemment signé un important marché pour équiper ses services et les établissements d'enseignement supérieur en solutions Microsoft.
Face à cette situation, la commission d'enquête juge indispensable de rationaliser le pilotage de la politique numérique de l'État. Elle recommande de réaffirmer le rôle de la Direction Interministérielle du Numérique (DINUM) sous l'autorité du Premier ministre et de rappeler aux administrations le caractère obligatoire de la doctrine « cloud au centre ».
- Favoriser les PME
La commission propose aussi l'introduction d'une exception alimentaire dans le droit de la commande publique. Cela permettrait aux collectivités territoriales de favoriser l'approvisionnement local et les circuits courts. Elle préconise également l'instauration d'un « Small Business Act » européen qui réserverait aux PME au moins 30 % de la valeur totale des marchés publics passés par l'ensemble des pouvoirs adjudicateurs.