Conséquences indemnitaires de la nullité d'un contrat administratif : le Conseil d'Etat durcit sa position
Par un arrêt du 6 octobre 2017, publié au Recueil, le Conseil d'Etat a précisé les modalités d'indemnisation du cocontractant en cas d'annulation du contrat administratif. Désormais, conformément aux exigences du droit commun de la responsabilité quasi-délictuelle, il est nécessaire de justifier d'un lien direct entre la faute de la personne publique et le préjudice allégué.
I. Un rappel des actions en responsabilité ouvertes au cocontractant de l’administration en cas d’annulation du contrat
« Quelles conséquences convient-il de tirer, sur le plan indemnitaire, de l’annulation ou de la déclaration de nullité d’un contrat administratif ? » : c’est par cette question, en apparence classique, que débutaient les conclusions du rapporteur public Bertrand Dacosta, sous l’arrêt Société Decaux du 10 avril 2008 (CE, 10 avr. 2008, n° 244950, Société Decaux).
Selon les termes de cette décision, le cocontractant de l'administration dont le contrat est entaché de nullité peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'était engagé.
En outre, dans le cas où la nullité du contrat résulte d'une faute de l'administration, il peut en principe, et sur le terrain cette fois-ci de la responsabilité quasi-délictuelle, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l'administration. Dans ce cas particulier, les fautes éventuellement commises par le cocontractant de la personne publique peuvent conduire à un partage de responsabilités.
Cette dernière hypothèse vient d’être nuancée par le Conseil d’État dans la décision commentée. En 2011, le centre hospitalier de Narbonne a lancé une procédure d'appel d'offres ouvert en vue de la construction d'un centre de gérontologie. À l'issue de la consultation, le lot n° 8 de ce marché a été attribué à la société CEGELEC. Toutefois, un concurrent évincé a saisi le juge du référé contractuel qui a prononcé l’annulation du marché, après avoir constaté la signature du contrat litigieux avant l'expiration du délai de stand still ainsi que plusieurs irrégularités dans la procédure de passation, lesquelles avaient affecté les chances de cette société d'obtenir le marché litigieux.
Le centre hospitalier de Narbonne a alors lancé un nouvel appel d'offres auquel la société CEGELEC s'est à nouveau portée candidate, mais au terme duquel elle n'a pas été retenue ; celle-ci a donc demandé au centre hospitalier, puis au juge administratif de l'indemniser des préjudices qu'elle estimait avoir subis, notamment sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, en raison de l'annulation par le juge du référé contractuel du marché dont elle était titulaire.
Le Conseil d’État a, à cette occasion, restreint les conditions d’accès à une éventuelle indemnisation sur ce fondement, en appliquant les principes élémentaires du droit de la responsabilité et en retenant donc qu’ « il appartient au juge d'apprécier si le préjudice allégué présente un caractère certain et s'il existe un lien de causalité direct entre la faute de l'administration et le préjudice ».
II. Nécessité d’un lien de causalité direct entre la faute de l’administration et le préjudice allégué
En l’espèce, les manquements aux règles de passation commis par le pouvoir adjudicateur ont eu une incidence déterminante sur l'attribution du marché à la société CEGELEC. En d’autres termes, sans les irrégularités commises, la société CEGELEC n’aurait pas pu obtenir le contrat qui a été annulé par le juge du référé contractuel. C’est pourquoi, selon le Conseil d’État, celle-ci ne saurait se prévaloir d’un quelconque lien de causalité entre la faute commise par la personne publique et le manque à gagner dont elle se prévaut.
À ce titre, le Conseil d’État mentionne, sans pour autant la faire sienne, la formulation maladroite de la cour administrative d’appel qui avait jugé que la société requérante ne saurait se prévaloir d’aucun droit à la signature du contrat, alors même que celle-ci concerne habituellement l’attributaire potentiel d’un contrat (CE, 30 déc. 2009, n° 305287, Société Estradera) et non, comme en l’espèce, le titulaire du contrat.
On peut, eu égard à ce qui précède, noter que cette décision, d’un point de vue strictement juridique, n’est pas surprenante dans la mesure où le lien de causalité fait effectivement défaut dès lors que c’est suite à des irrégularités flagrantes affectant la procédure de passation que le marché avait été attribué à la société requérante : il s’agit, somme toute, du droit commun de la responsabilité quasi-délictuelle.
Elle peut se comprendre également d’un point de vue pratique, en partant du postulat qu’une entreprise ne peut, en principe, ignorer de telles irrégularités et qu’elle prend donc, en signant le contrat en toute connaissance de cause, un risque dont elle doit assumer les conséquences.
Toutefois, une autre situation, relevée par Bertrand Dacosta dans ses conclusions sous l’arrêt Société Decaux du 10 avril 2008, lorsqu’il évoque le partage de responsabilités, pourrait éventuellement faire débat : « Il est des irrégularités qui sont indécelables par le cocontractant. Supposons qu’un contrat soit déclaré nul en raison d’un vice ayant affecté la délibération autorisant sa passation : il ne serait pas envisageable, a priori, que l’on vienne reprocher son imprudence à l’entrepreneur et que la responsabilité de la collectivité soit atténuée ».
Il y a tout lieu de croire que même dans l’hypothèse, certes peu probable, où la personne publique aurait commis des irrégularités au cours de la procédure de passation qui ne seraient pas décelables par le cocontractant, celui-ci ne pourrait donc pas demander réparation sur le terrain quasi-délictuel en vertu de la jurisprudence Société CEGELEC. Elle pourrait seulement obtenir réparation des dépenses indispensables engagées au titre de l’enrichissement sans cause.
Comme le rapporteur public le concluait, la solution qu’il proposait dans l’affaire Société Decaux permettait de « concilier la nécessité de tirer toutes les conséquences juridiques de l’annulation d’un contrat et celle de régler le sort des parties dans le sens le plus conforme à l’équité ». Si la solution de l’arrêt Société CEGELEC permet de gagner en clarté juridique, elle soulève quelques interrogations du point de vue de l’équité des parties au contrat annulé.
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