Offre irrégulière retenue : Qui paie la « note indemnitaire » ?
L’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 28 août 2018 est l’occasion de rappeler les dangers pour l’acheteur de conclure un marché avec un candidat dont l’offre a été irrégulièrement retenue. Le candidat évincé, qui n’a pas remporté le marché à cause de l’irrégularité, a le droit d’être indemnisé de sa perte de marge bénéficiaire nette. La « note indemnitaire » peut toutefois être partagée entre la maîtrise d’œuvre et le pouvoir adjudicateur à proportion de leur faute respective (CAA Bordeaux, 28 août 2018, no 15BX03010).
En vue de la construction d’un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), le centre hospitalier de Libourne a engagé, pour le lot no 2 « terrassements et gros œuvre », une procédure d’appel d’offres ouvert.
Considérant qu’il avait été irrégulièrement évincé, le groupement d’entreprises composé de la société Alm Allain et de la société BG2C a demandé à l’établissement de l’indemniser de sa perte de marge bénéficiaire nette, estimée à 281 144 euros HT. Le centre hospitalier, pouvoir adjudicateur, a appelé à la cause le groupement de maîtrise d’œuvre (ci-après : « MOE ») en vue d’être garanti de l’intégralité de la somme à laquelle il pourrait être condamné à verser au groupement requérant.
Le tribunal administratif de Bordeaux, par un jugement du 10 juillet 2015, a fait droit à la demande du groupement requérant et a évalué son préjudice à la somme de 160 000 euros aux motifs que l’offre de la société attributaire, la société Seg Fayat, avait été irrégulièrement retenue. Il a également condamné le groupement de maîtrise d’œuvre à garantir l’établissement de la totalité de cette somme (TA Bordeaux, 10 juill. 2015, no 1204319).
Le groupement de maîtrise d’œuvre interjette appel de ce jugement. La cour confirme que l’offre de l’attributaire a été irrégulièrement retenue (1). Néanmoins, la cour diminue la quote-part de responsabilité du groupement de maîtrise d’œuvre à 40 %, à proportion des fautes respectives du pouvoir adjudicateur et du MOE (2).
Le prix : une caractéristique substantielle de l’offre du soumissionnaire non-régularisable ?
L’origine du litige résidait dans une contradiction des pièces contractuelles concernant les études d’exécution. Le CCTP indiquait que les études d’exécution étaient à la charge de l’entreprise alors que le CCAP précisait qu’elles étaient à la charge de la maîtrise d’œuvre.
La société Seg Fayat, à la suite d’une question posée par la maîtrise d’œuvre sur la composition de son prix, a augmenté de 25 000 euros HT le montant de l’offre qu’elle avait initialement déposée afin de prendre à sa charge le coût des études d’exécution. Ce coût n’avait pas été inclus dans son prix initial du fait du caractère contradictoire des pièces contractuelles.
Il s’agissait donc de savoir si l’offre modifiée à la suite de la demande de régularisation de la société Seg Fayat pouvait légalement être retenue par l’acheteur. La cour répond par la négative et précise, après avoir rappelé les dispositions des article 59 et 53 du code des marchés publics applicables au litige, qu’il résulte de « […] ces dispositions, qu'ainsi que l'ont estimé à bon droit les premiers juges, si, dans les procédures d'appel d'offres, l'acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires dont l'offre est irrégulière à la régulariser, la régularisation ne peut avoir pour effet d'en modifier les caractéristiques substantielles, le prix global de l'offre devant notamment demeurer inchangé ». La cour prend apparemment en compte les dispositions de l’article 59 du décret no 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics.
Pour mémoire, cet article dispose que « La régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet de modifier des caractéristiques substantielles des offres ».
Pour la cour, les prix proposés par les candidats sont intangibles. Pourquoi ? Le prix est une caractéristique substantielle de l’offre initialement déposée qui ne peut pas être rectifiée par le candidat.
Aussi, d’après cet arrêt, si la mesure de régularisation aboutit à une modification du prix initialement proposé par le candidat, le pouvoir adjudicateur doit rejeter son offre. En effet, l’offre déposée initialement serait alors entachée d’une irrégularité non-régularisable.
Qui doit indemniser le candidat irrégulièrement évincé ?
Classiquement, le candidat évincé doit démontrer cumulativement : une faute, un préjudice et un lien de causalité direct entre la faute et le préjudice afin d’obtenir une indemnisation (CE, 10 févr. 2017, no 393720, Société Bancel : Lebon).
Rappelons également que le droit à réparation du manque à gagner, déterminé en fonction du bénéfice net, n'est ouvert que si le soumissionnaire évincé, avait une chance sérieuse d'emporter le marché (CE, 8 févr. 2010, no 314075, Commune de la Rochelle : Lebon).
Lorsque le pouvoir adjudicateur méconnait les règles de publicité et de mise en concurrence qui lui incombent, il commet une faute susceptible d’engager sa responsabilité, étant rappelé que « toute illégalité est fautive » (CE, sect., 26 janv. 1973, no 84768, Driancourt : Lebon).
Dès lors que l’illégalité a privé le candidat évincé d’une chance d’emporter le marché, elle de nature à engager la responsabilité de l’acheteur, reste à savoir si d’autres intervenants à l’acte de construire, en particulier le MOE et l’assistant à la maîtrise d’ouvrage, n’ont pas commis des fautes ayant directement concouru aux préjudices du candidat évincé. Dans l’affirmative, le pouvoir adjudicateur peut les appeler en garantie.
Pourtant alerté par son maître d’œuvre de l’irrégularité de l’offre de la société Seg Fayat, le centre hospitalier de Libourne a décidé d’attribuer le marché à cette société, option la plus dangereuse de toutes celles qui s’offraient à lui, et a appelé en garantie son maître d’œuvre.
Il est avéré que la maîtrise d’œuvre avait commis une faute en rédigeant de manière erronée et contradictoire le CCAP : « Dans ces conditions, le caractère erroné et contradictoire du CCAP de travaux, lequel est en relation de causalité avec la présentation par la société Seg Fayat d’une offre ne comprenant pas les études d’exécution, puis d’une nouvelle offre se trouvant entachée d’irrégularité a été constitutif d’une faute de la SCP Atelier d’architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés ». Néanmoins, elle n’était pas la seule à avoir commis une faute. L’acheteur était également responsable pour la cour.
En conséquence, cette dernière détermine la quote-part de responsabilité du MOA et du MOE à proportion de leur faute respective « il y a lieu compte tenu des fautes commises par le centre hospitalier de Libourne, lequel comme le relève la SCP Bégué-Peyrichou-Gérard dans sa requête d'appel, contrairement à la proposition faite par la maîtrise d'œuvre, d'écarter l'offre présentée par la société Seg Fayat comme non conforme, a décidé de passer outre à l'avis de la maîtrise d'œuvre, de déclarer l'offre de la société Seg Fayat conforme et de lui attribuer le lot no 2 en litige, de ramener à 40 % la part de garantie par la SCP Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés de la condamnation du centre hospitalier de Libourne et de réformer le jugement en ce sens ».
Relevons également que la cour fait application de la jurisprudence Commune de Dijon (CE, 15 nov. 2012, no 349107) quant à la fin de non-recevoir tirée de ce que l’appel en garantie était entaché d’une « irrecevabilité contractuelle » résultant de l’intervention d’un décompte général et définitif du groupement de maîtrise d’œuvre : « la circonstance que le décompte général intervenu entre le groupement de maîtrise d'œuvre et le centre hospitalier de Libourne est définitif ne saurait faire obstacle à la recevabilité des conclusions d'appel en garantie présentées par le centre hospitalier de Libourne à l'encontre de la SCP Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés ».
En pratique, l’acheteur, qui estime que l’éviction irrégulière du requérant résulte partiellement ou exclusivement d’une faute d’un autre intervenant à l’acte de construire, en particulier son maître d’œuvre ou son assistant à la maîtrise d’ouvrage, peut les appeler en garantie afin d’être déchargé d’une partie ou totalement de la « note indemnitaire ».
Dans cette affaire, on soulignera que le MOA s’en sort plutôt bien :
- 2 120 000 euros HT – études d’exécution incluses – en attribuant le marché à la société Seg Fayat, contre les 2 285 725,22 euros HT, montant de l’offre du groupement requérant, qu’il aurait dû régler, soit un delta de 165 725,20 euros HT ;
- 60 % de 160 000 euros, somme due au groupement requérant par l’établissement, soit 96 000 euros.
Aussi, les dangers pour l’acheteur de conclure un marché avec un candidat dont l’offre a été irrégulièrement retenue seraient-ils relatifs ?
Sources :
- CAA Bordeaux, 28 août 2018, no 15BX03010, Société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés
- TA Bordeaux, 10 juillet 2015, no 1204319
- Articles 53 et 59 du Code des marchés publics
- Article 59 du décret no 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics
- CE, sect., 3 octobre 2008, n°305420, Smirgeomes : Lebon
- TA Paris, ord.10 septembre 2018, n°1814969
- CE, 10 février 2017, no 393720, Société Bancel : Lebon
- CE, 8 février 2010, no 314075, Commune de la Rochelle : Lebon
- CE, sect., 26 janvier 1973, no 84768, Driancourt : Lebon
- CE, 15 novembre 2012, no 349107, Commune de Dijon