Plaidoyer pour un référé précontractuel effectif en procédure adaptée
La lecture de l’arrêt de la Cour de cassation du 8 juillet 2020 ravive un souhait (Cass. com., 8 juill. 2020, no 19-24.270) : celui de l’instauration d’un délai de standstill en procédure adaptée !
L’absence d’un droit au recours effectif du candidat évincé en procédure adaptée, et son corollaire, l’absence de transparence, pourtant érigée au nombre des trois grands principes de la commande publique, ne sont pas acceptables dans notre état de droit. La technicité du droit de la commande publique, et la fragilité de son application imposent un contrôle juridictionnel en référé.
L’arrêt de la Cour de cassation synthétise les voies de recours des candidats évincés, en droit privé de la commande publique : « Les questions posées [QPC] présentent un caractère sérieux en ce que, dans le cas d’une procédure dite adaptée de mise en concurrence, il n’est pas prévu par la réglementation que le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice doive suspendre la conclusion du contrat avec le candidat sélectionné pendant un certain délai à compter de la notification de leur décision aux candidats évincés. Il s’ensuit que ces candidats ne peuvent, en pratique, agir en référé précontractuel ainsi qu’il est prévu par les articles 2 et 5 de l’ordonnance no 2009-515 du 7 mai 2009 et ne peuvent donc introduire qu’une action en contestation de la validité du contrat en application de l’article 11 de cette ordonnance. Or, l’article 16 de la même ordonnance énonce un nombre restreint de cas dans lesquels l’annulation du contrat doit être ordonnée et aucune autre disposition ne prévoit de sanction des autres irrégularités qui peuvent affecter la procédure de mise en concurrence et qui, dans certains cas, peuvent constituer des atteintes graves aux principes fondamentaux de la commande publique que sont la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures » (Cass. com., 8 juill. 2020, no 19-24.270).
Quelques rappels s’imposent pour comprendre cette synthèse.
En procédure formalisée, l’acheteur doit respecter un délai de 11 jours ou 16 jours avant de signer le marché, à compter de l’information des candidats évincés (CCP, art. R. 2182-1). Ce délai a plusieurs noms « standstill », « statu quo » ou « délai de suspension ». Il permet au candidat évincé de saisir le juge du référé précontractuel, s’il estime que l’acheteur a manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence (Ord. no 2009-515, 7 mai 2009, art. 2 et 5 ; CJA, art. L. 551-1 et s.).
En procédure adaptée, l’acheteur n’est tenu à aucun délai de standstill, de sorte qu’il peut décider d’informer les candidats évincés après la signature du marché :
« Considérant, en premier lieu, que la société C soutient que la clinique universitaire du cancer s’est abstenue de faire courir un délai raisonnable entre la notification du rejet des offres aux candidats évincés, par courrier du 4 janvier 2017, et la signature du marché, intervenue le 3 janvier 2017, ce qui constituerait un comportement déloyal de nature à annuler le contrat ; que, toutefois, il n’existe aucune obligation de différer la signature du contrat dans le cadre d’une procédure adaptée ; que la clinique universitaire du cancer a donc pu légalement, sans méconnaître aucune disposition applicable ou aucun principe général du droit, signer le marché litigieux le 3 janvier 2017 puis, par lettre du 4 janvier 2017 à la société C informer cette dernière de la signature de ce marché et du rejet de son offre ; » (Ord. TA de Toulouse, 4 févr. 2017, no 1700056).
Quelles conséquences ? Les candidats évincés sont privés du droit de saisir le juge du référé précontractuel, et également le juge du référé contractuel.
Dès lors que le marché est signé avant l’enregistrement de la requête, le recours en référé précontractuel est irrecevable (CE, 7 mars 2005, no 270778, Société Grandjouan-Saco). En procédure adaptée, la voie du référé contractuel est également fermée en application du 3e aliéna de l’article L. 551-18 du Code de justice administrative, faute de délai de standstill.
Selon le Conseil d’État, cette privation du droit de saisir le juge en référé ne serait pas contraire au droit au recours juridictionnel effectif, consacré à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (CE, 15 févr. 2013, no 364325, société Novergie), dès lors qu’il existerait, par ailleurs, un recours théorique ouvert aux candidats évincés, à savoir le recours en contestation de la validité du contrat, dit « recours Tarn-et-Garonne » ou « recours au fond » (CE, ass., 4 avril 2014, no 358994, Département du Tarn-et-Garonne) :
« […] que la décision par laquelle le Conseil d'État rejette comme privé d'objet un tel pourvoi dans le cadre de cette procédure spécifique ne fait pas obstacle à ce que le concurrent évincé saisisse le juge administratif de conclusions tendant à contester la validité du contrat conclu ou à obtenir l'indemnisation du préjudice né de sa conclusion ; que les candidats à l'attribution d'un contrat entrant dans le champ d'application des dispositions du Code de justice administrative citées ci-dessus ne sont, dès lors, pas privés de la possibilité d'exercer un recours juridictionnel effectif ; » (CE, 15 févr. 2013, no364325, société Novergie).
Pourtant, le recours au fond est loin d’être une séance de rattrapage d’une procédure de référé. Là où le candidat évincé peut obtenir en 20 jours l’annulation d’une procédure de passation irrégulière (CCP, art. R. 551-1), en déposant un référé précontractuel, il devra attendre en moyenne 2 ans pour que le tribunal se prononce sur ses conclusions aux fins d’annulation et/ou de réalisation du marché, dans le cadre du recours Tarn-et-Garonne.
Plus fondamentalement, les offices des juges des référés et du fond ne sont pas identiques. Rappelons qu’en Tarn-et-Garonne, le juge administratif peut maintenir dans l’ordonnancement juridique un contrat pour un motif d’intérêt général alors même que la procédure de passation serait entachée d’irrégularités.
En pratique, le droit au recours du candidat évincé en procédure adaptée relève plus de l’illusion ou de la fiction que de la réalité juridique.
Face à la carence du système actuel, les pratiques sont différentes d’un acheteur à un autre, et parfois un acheteur ne procèdera pas de la même façon pour toutes ses consultations :
- l’acheteur s’autocontraint à respecter un délai de suspension en indiquant dans sa lettre de rejet aux candidats évincés qu’il leur laisse X jours pour pouvoir contester le marché. Soit par courtoisie et délicatesse à l’égard des candidats, soit pour éviter un recours au fond, certains acheteurs optent donc pour la transparence ;
- l’acheteur qui n’indique rien dans sa lettre de rejet. Il pourra dès lors décider de signer le marché avant la notification des courriers de rejet, le même jour où quelques jours après, sans avoir à rendre des comptes aux candidats évincés dans l’immédiat ;
- l’acheteur qui mentionne, de manière totalement décomplexée, dans sa lettre de rejet qu’il n’instaurera pas un délai de standstill, conformément à la réglementation en vigueur. Ici encore, l’acheteur pourra décider de signer le marché avant la notification des courriers de rejet, le même jour où quelques jours après, sans avoir à rendre des comptes aux candidats évincés dans l’immédiat.
Par exemple, la CNIL a pu indiquer à une entreprise évincée : « par ailleurs, je vous informe que le présent marché étant passé en procédure adaptée visée à l’article R. 2123-1, 1o du Code de la commande publique, la CNIL ne respectera pas un délai de suspension conformément à l’article R. 2182-1 dudit code et que par conséquent le marché pourra être signé après information des candidats non retenus ».
Sans faire abstraction des arguments en faveur de la thèse anti-délai de suspension en procédure adaptée, le juge du référé précontractuel doit pouvoir être saisi en procédure adaptée, à l’instar des procédures formalisées, pour les raisons suivantes :
- la bonne utilisation des deniers publics : rappelons que les montants en procédure adaptée ne sont pas des petits montants. Au 1er janvier 2020, les seuils des procédures formalisées sont de 5 350 000 € à HT pour les marchés de travaux et 214 000 € HT s’agissant des marchés publics de fournitures et de services ;
- le respect dû aux soumissionnaires : les entreprises mobilisent beaucoup d’énergie pour répondre aux consultations. Elles ont le droit de comprendre dans le détail leur éviction, et si elles estiment que celle-ci est irrégulière, d’obtenir immédiatement la rectification de cette erreur, sans devoir attendre un jugement dont l’issue est incertaine plus de deux ans après la consultation ;
- l’effectivité du principe de transparence : l’instauration d’un recours en référé précontractuel rend effectif le principe de transparence de la procédure de passation (CCP, art. L. 3).
Afin de réduire ou supprimer les inconvénients qui résulteraient de l’introduction d’un référé, plusieurs pistes peuvent être suivies :
- un délai de suspension plus court de 5 jours calendaires ;
- un délai de jugement réduit à 10 ou 15 jours en procédure adaptée, au lieu des 20 jours en procédure formalisée ;
- un cadre réglementaire spécifique qui permettrait aux acheteurs de poursuivre l’exécution des prestations avec le candidat sortant afin d’assurer la continuité des prestations, si le juge du référé précontractuel était saisi, et l’annulation de la procédure de passation était prononcée ;
- intégrer dans le rétroplanning de la consultation l’éventuelle saisine du juge du référé précontractuel, voire l’annulation de la procédure de passation, lorsque cela est possible.
La poursuite de l’intérêt général ne devrait pas justifier l’absence de recours effectif en procédure adaptée. Le droit au recours, au contraire, s’inscrit dans la démarche d’intérêt général de l’acheteur en la rendant plus effective. En effet, le recours permet de vérifier que les règles, dont l’objectif est de choisir l’offre économiquement la plus avantageuse, sont bien respectées.