Critères de sélection des offres : transparence contre pouvoir discrétionnaire ? (première partie)
Les modalités de choix de l’offre sont définies, et même encadrées, par le Code des marchés publics. Elles reposent, théoriquement, sur une appréciation souveraine du pouvoir adjudicateur. Pourtant, au nom de la transparence et de l’objectivité, ce pouvoir, toujours suspecté, est en train de disparaître au profit d’une extension du contrôle juridictionnel. Ce contrôle s’opère non seulement sur le choix des critères d’attribution (partie 1) mais aussi sur leur notation, au risque d’une automaticité nuisible au choix de l’offre économiquement la plus avantageuse (partie 2).
PARTIE 1
I. Pouvoir discrétionnaire et arbitraire
Il ne faut pas confondre pouvoir discrétionnaire et pouvoir arbitraire. La frontière qui sépare ces deux notions consiste dans l’assise du pouvoir discrétionnaire sur la légalité, au contraire du pouvoir arbitraire qui, lui, est exercé en dehors du cadre légal. En effet, le pouvoir discrétionnaire n’est rien d’autre « que le pouvoir de choisir entre deux décisions ou deux comportements (deux au moins) également conformes à la légalité » (René Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, 13e éd., 1999, p. 1011). Ce pouvoir permet à l’administration de ne pas toujours agir mécaniquement, mais de la façon la plus opportune, autrement dit en s’adaptant aux circonstances, tout en poursuivant un but d’intérêt général. À ce pouvoir discrétionnaire correspond un contrôle restreint du juge. Contrôle restreint ne signifie pas absence de contrôle : le Conseil d’État admet un certain contrôle du fondement de la décision « souveraine », par le contrôle de l'erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire l’erreur manifeste sur les faits ayant justifié la décision (CE, Sect., 15 février 1961, Lagrange, n° 42259).
II. Le pouvoir discrétionnaire de choisir les critères d’attribution
L’article 53 du Code des marchés publics (CMP) dispose que, pour attribuer le marché au candidat qui a présenté l’offre économiquement la plus avantageuse, le pouvoir adjudicateur se fonde sur une pluralité de critères non discriminatoires et en rapport avec l’objet du marché. Ainsi, l’interdiction faite au candidat de recourir à des contrats nouvelles embauches n’est pas en rapport avec l’objet du marché (question écrite n° 00242 de M. Jean-Louis Masson). En pratique, la prohibition du caractère discriminatoire et l’exigence de critères en rapport avec l’objet du marché sont consubstantielles : l’une entraîne l’autre.
L’ancien Code des marchés publics, en vigueur du 17 juillet 1964 jusqu’à la réforme de 2001, disposait en son article 297 que « la commission choisit librement l’offre qu’elle juge la plus intéressante… ». Même si ce terme a délibérément été retiré lors de la rédaction du code de 2001 afin de permettre un contrôle plus strict du choix des offres, le Conseil d’État, dans un arrêt du 28 avril 2006, Commune de Toulouse, a réaffirmé que le pouvoir adjudicateur bénéficie d’un tel pouvoir discrétionnaire dans le choix des critères : « ces dispositions laissent à la collectivité publique le choix des critères d’attribution du marché qu’elle entend retenir, dès lors que ces critères sont justifiés par l’objet du marché et permettent d’identifier l’offre économiquement la plus avantageuse ». C’est ce que confirme le « guide des bonnes pratiques » : « l’acheteur public peut librement choisir les critères de sélection des offres ». Cependant, ces critères doivent être définis de façon suffisamment précise pour ne pas permettre « une liberté de choix discrétionnaire » dans le choix des offres, car c’est bien là tout l’objet de la réglementation sur les marchés publics (CE, 28 avril 2006, Commune de Toulouse, n° 280197).
De même, par un arrêt du 28 mars 1995, la Cour de Justice des Communautés Européennes avait indiqué que le pouvoir adjudicateur est libre de choisir les critères d’attribution dans la mesure où ils permettent d’identifier l’offre économiquement la plus avantageuse (CJCE, 28 mars 1995, The Queen, aff. C-324/93). Plus récemment, par un arrêt SIAC du 18 octobre 2001, la Cour est venue préciser que les critères d’attribution doivent être formulés de manière à permettre à tous les soumissionnaires, raisonnablement informés et normalement diligents, de les interpréter de la même manière (CJCE, 18 octobre 2001, SIAC Construction Ltd, aff. C-19/00).
Les critères se doivent donc d’être non discriminatoires, suffisamment définis, en rapport avec l’objet du marché et permettre d’identifier l’offre économiquement la plus avantageuse. La liberté de choix des critères d’attribution, même encadrée, reste le principe dans la mesure où elle ne doit pas permettre de choisir un candidat de manière purement discrétionnaire, disons arbitraire. Ce qui est demandé, au fond, c’est la transparence des modalités de choix des offres.
PARTIE 2
La transparence, comme dans d’autres secteurs de la société, est devenue la pierre philosophale du droit des marchés publics. Si elle peut garantir une « bonne gouvernance », elle peut aussi devenir « tyrannique ». La transparence a poussé les acheteurs publics à tomber dans le piège des sous-critères et s’apprête aujourd’hui à étendre son empire sur la façon de noter au risque de tuer l’achat efficace.
I. Le piège des sous-critères
Depuis quelque temps, la pratique consistant à établir des sous-critères pour mieux rendre compte des modalités de choix des offres s’est répandue chez les acheteurs publics. Ils se croient en effet obligés d’indiquer des sous-critères, alors que ce qui est véritablement demandé est de préciser le critère invoqué, sans nécessairement le subdiviser.
Paradoxalement, l’établissement de sous-critères a exposé le pouvoir adjudicateur à de nombreux contentieux. En effet, le sous-critère peut être requalifié en critère par le juge. Mais étant donné que, contrairement aux critères, il n’est pas obligatoire de publier ni de pondérer les sous-critères, une telle requalification peut entraîner l’invalidation de la procédure (TA Lyon, 1erfévrier 2008, Société X, n° 0800087). L’arrêtViaggi di Maiode la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 24 novembre 2005 accepte qu’un critère soit décomposé en sous-critères non préalablement communiqués aux candidats à la triple condition que l’usage de ces sous-critères ne dénature pas les critères, qu’ils ne soient pas discriminatoires, et surtout qu’ils ne soient pas déterminants dans la dévolution du marché. Dans la droite ligne de la jurisprudence communautaire, le Conseil d’État a considéré qu’un sous-critère aurait dû être indiqué dans les documents de la consultation dans la mesure où il était affecté d’une pondération importante, laquelle induisait son caractère déterminant dans le choix de l’offre (CE, 1er avril 2009, ministère de l’Écologie, n° 321752). Ainsi, la régularité ou l’irrégularité de la non-publication d’un sous-critère dépend de l’appréciation par le juge de son caractère déterminant ou non dans le choix de l’offre. Insidieusement, au nom du principe de transparence, le contrôle du juge s’étend à la méthodologie de la notation elle-même.
C’est pourquoi on ne saurait trop recommander au pouvoir adjudicateur, à l’instar de la circulaire relative au guide de bonnes pratiques, de faire en sorte que les candidats aient connaissance, à la fois, des caractéristiques techniques ou économiques qui procurent un avantage à l’acheteur (énoncées sous forme de critères et sous-critères), du poids de ces critères et sous-critères et des pièces et documents à fournir pour chacun des critères et sous-critères.
II. La notation au risque de la transparence
L’arrêt « Viaggi di Maio » de la CJUE a posé comme principe que « tous les éléments pris en considération par le pouvoir adjudicateur pour identifier l’offre économiquement la plus avantageuse et, si possible, leur importance relative soient connus des soumissionnaires potentiels au moment de la préparation de leurs offres ».
Dans le même arrêt, la Cour a confié le soin aux juridictions nationales de mettre en œuvre ces principes. C’est pourquoi, par sa décision « ANPE » du 30 janvier 2009, le Conseil d’État a considéré qu’« il appartient au pouvoir adjudicateur d’indiquer les critères d’attribution du marché et les conditions de leur mise en œuvre selon les modalités appropriées à l’objet, aux caractéristiques et au montant du marché concerné ».
Mais qu’entend par là exactement le Conseil d’État ? Comme le prévoyait dès 2006 le professeur Frédéric Rollin, « le Conseil d’État est en train de construire un système de contrôle qui le conduira à devenir juge de l’efficacité économique de l’achat public. Ne doutons pas que dans un futur proche il sera amené à se prononcer sur la pertinence des techniques de pondération des critères ou même d’attribution des notes aux différents concurrents » (Achat public.com, 1erjuin 2006). Son analyse semble se confirmer au vu de différentes décisions de justice qui vont dans le sens d’une publication, dans le dossier de consultation, du mode de calcul adopté pour la notation des critères (TA Strasbourg, 16 mars 2009, Société Eurovia Alsace Franche Comté, n° 0901056).
Cependant, le Code des marchés publics ignore toujours la méthode d’analyse des offres ou la grille de notation. Il en ressort qu’il n’y a pas d’obligation de publication dans les documents de la consultation. Olivier Frot, consultant formateur du cabinet OF Conseil, préconise d’adopter officiellement – mais en interne – avant l’ouverture des plis la grille d’analyse permettant de noter. C’est ce que recommande à demi-mots le guide de bonnes pratiques : « le pouvoir adjudicateur n’est pas tenu de mentionner les méthodes de notation dans l’avis de publicité ou le règlement de la consultation. Cependant, le choix de la méthode étant déterminant sur le résultat obtenu, il doit respecter les principes fondamentaux de la commande publique et pouvoir en justifier devant le juge. Dans un souci de bonne administration et afin d’éviter d’éventuelles contestations, il est recommandé d’assurer la plus grande transparence des méthodes de notation ».
III. À force de transparence, encourt-on le risque de tuer l’achat efficace ?
L’inconvénient premier de la publication préalable d’une grille détaillée de notation est le risque d’ententes que peut provoquer une telle pratique. Mais plus fondamentalement, c’est son adoption préalablement à l’ouverture des offres qui risque de bouleverser les pratiques, qu’elle soit publiée ou non. Certes, on ne peut exclure que l’adoption d’une grille d’analyse après ouverture des offres permette d’adapter la grille de façon à choisir le candidat que l’on veut. Pourtant, cette attitude relève du droit pénal et non à strictement parler du droit des marchés publics. La grille de notation définitive, comme pour tout professeur dans le domaine de l’enseignement, n’est adoptée qu’après une première prise de connaissance de l’ensemble des copies. Pour le professeur Richer en effet, « on peut penser qu’une limite devrait être admise à la transparence. La publication de l’ensemble de la méthodologie retenue n’est pas indispensable aux candidats… il paraît souhaitable de ne pas obliger le pouvoir adjudicateur à figer ses méthodes avant l’ouverture des offres » (cité par Guinot et Hourcabie, « Sur la nécessité de publier la méthodologie d’analyse des offres »,ACCP, janvier 2007, n° 62). Ce sentiment est aussi partagé par le représentant du Conseil des communes et régions d'Europe (CCRE), Robert Hann, lors de son audition au Parlement européen le 27 janvier 2010 : « les règles régissant les marchés publics sont devenues d'une complexité telle que les pouvoirs publics mettent davantage l'accent sur la sécurité juridique et les risques de poursuites judiciaires que sur le bon rapport qualité/prix ; […] par exemple la jurisprudence de la CJCE sur l'utilisation de critères d'évaluation et leur pondération donne à penser qu'il n'est pas possible de disposer de critères « flexibles » permettant de s'adapter aux circonstances changeantes du marché ». Professionnaliser un acte d’achat ne doit pas le rendre robotique. L’objectivisation à outrance de la méthodologie d’analyse des offres, outre sa complexité et même, parfois, son caractère artificiel, empêchera l’acheteur de s’adapter aux offres concrètement reçues et de réellement choisir l’offre la plus avantageuse. En somme, « responsabiliser » l’acheteur, n’est-ce pas avant tout lui faire confiance ?
Sources :
- CMP, art. 53
- Circulaire du 29 décembre 2009 (Guide de bonnes pratiques)
- CE, 1er avril 2009, Ministère de l’écologie, n° 321752
- CE, 30 janvier 2009, ANPE, n° 290236
- CE, 28 avril 2006, Commune de Toulouse, n° 280197
- CE, Sect., 15 février 1961, Lagrange, n° 42259
- CJCE, 24 novembre 2005, Viaggi di Maio, aff. C-331/04
- CJCE, 18 octobre 2001, SIAC Construction Ltd, aff. C-19/00
- CJCE, 28 mars 1995, The Queen, aff. C-324/93
- Communiqué du CCRE du 27 janvier 2010